Chronique de février 2014 Cinquante nuances de blanc

La psycholinguistique pose une question passionnante, à laquelle elle a d’ailleurs bien du mal à répondre : la parole traduit-elle la pensée, ou bien est-ce la pensée qui, tout au contraire, est engendrée par la parole ?


Autrement dit, et tel que le bon sens le suggère, sont-ce les pensées qui viennent en premier, les mots ne faisant alors office que de simples ambassadeurs (des représentants, auprès du Moi conscient d’abord, des autres ensuite) ? Position exprimée avec suprême élégance par Boileau, dans son célèbre vers : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » (L’Art poétique).

Ou bien, à l’inverse, sont-ce plutôt les mots dont nous disposons — notre langage — qui déterminent les pensées que l’on peut se permettre d’avoir ? Position nettement plus provocatrice, voire paradoxale.

Personnellement, je penche, néanmoins, pour la seconde option : le langage d’abord, la pensée ensuite !

C’est, d’ailleurs, la position du George Orwell de 1984, roman d’anticipation dans lequel le « novlangue » est présenté comme un instrument linguistique de soumission, utilisé par les régimes totalitaires. Un langage volontairement appauvri, tant sur le plan lexical que syntaxique, destiné à réduire la capacité de penser, à interdire l’idée même d’une critique de l’état (comme s’y est fort bien employé le régime soviétique, par exemple). Sans les mots pour le dire, la pensée ne peut être pensée !

Et il en est de la perception comme de la pensée. Une chose ne peut être identifiée (compétence cognitive dénommée gnosie) qu’à condition d’être nommable. Le mot d’abord, la chose ensuite.

Dans Sauve-toi, la vie t’appelle (2012), Boris Cyrulnik rapporte une étude intéressante, déjà ancienne (1974), conduite par une des chercheuses les plus influentes dans le domaine de la psychologie de la mémoire, Elizabeth F. Loftus. Après avoir montré à ses sujets expérimentaux un film dans lequel deux voitures finissent par se tamponner, Loftus divise l’effectif en deux, et pose la question suivante au premier groupe : « Selon vous, à quelle vitesse roulent les voitures au moment où elles se percutent ? » Réponse moyenne : 140 km/heure. Elle s’adresse ensuite au second groupe, en changeant juste un petit mot dans la formulation : « Selon vous, à quelle vitesse roulent les voitures au moment où elles se heurtent ? » Réponse moyenne : 90 km/heure ! Élémentaire et imparable.

« Je ne vois que ce que je crois » (et je ne crois ce que crois qu’au travers des mots utilisés) est donc, derechef, un aphorisme tout aussi pertinent, sinon davantage, que l’aphorisme originel : « Je ne crois que ce que je vois » !

Pour illustrer la thèse : « parole d’abord, pensée ensuite, perception enfin », voici une situation devenue, depuis, un cas d’école de la psychologie cognitive. Alors qu’un francophone ne dispose que de quelques mots pour définir les nuances de blanc (crème, blanc cassé, écru, beige, ivoire, coquille d’œuf…), un Inuit en possède, pour sa part, plusieurs dizaines (dans sa langue, l’inuktitut) ! Étant donné qu’il vit dans un environnement recouvert principalement de neige, on comprend aisément l’avantage qu’il tire de sa capacité à en discriminer finement les différentes teintes. Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est que l’étendue de ses capacités discriminatives est directement proportionnelle à l’étendue de son répertoire lexical ! Plus l’Esquimau apprend de nouveaux mots pour nommer les différentes tonalités de blanc, plus il est capable de percevoir ces différentes tonalités. Sans les mots pour la penser, la chose ne peut être perçue.

Cette thèse implique également que la justesse d’une pensée repose sur la justesse des mots choisis. Avec des mots incorrects, impossible d’avoir une pensée juste ! Et de renverser, ainsi, le vers de Boileau : « Ce qui s’énonce clairement se conçoit bien » ! Ludwig Wittgenstein, génial philosophe viennois de la première moitié du XXe siècle — dont l’influence sur la psychologie fut si déterminante (à travers ses apports sur le langage, notamment) —, n’a d’ailleurs fait, sa vie durant, selon son propre aveu, que « combattre la manière dont le langage ensorcelle notre intelligence » (Investigations philosophiques, 1953).

La psychopathologie offre une belle illustration, en ce qui la concerne, de l’impact contrasté de l’usage des verbes avoir et faire sur le comportement humain. En anglais, « on fait de la dépression », alors qu’en français « on a une dépression » (ou pire : « on est dépressif » !) Au-delà de la chicanerie lexicale, un anglophone aura — de ce fait — nettement plus de chances de recouvrer rapidement la santé ! En effet, puisqu’il le conçoit comme l’ayant fait, l’anglophone est en droit de se penser en mesure de défaire le trouble dont il est en train de souffrir. Alors que le pauvre francophone a une dépression comme on a un nez disgracieux. Il n’y peut rien. Il peut juste apprendre à faire avec. Et que dire de cet autre francophone — encore plus infortuné — qui est dépressif ? Sinon qu’une aussi pitoyable identité mérite toute notre compassion !

Ce constat a des répercussions considérables sur la psychothérapie, bien entendu. L’impact des mots choisis par le thérapeute sur la santé mentale des ses patients — la rhétorique thérapeutique — fut bien étudiée par de nombreux tenants du champ. Par Milton H. Erickson en particulier (dans le cadre de l’hypnose dite « permissive »), ainsi que par les représentants de l’École de Palo Alto — Paul Watzlawick en tête (dans le cadre de la « pragmatique de la communication » et de la « thérapie systémique brève centrée sur le problème »).

Ce que Watzlawick a très judicieusement baptisé le langage du changement.


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