Chronique d’octobre 2015 L’anti-Peter Pan Petits jeux avec le temps (quatrième partie)

Si tout est fait dans le monde actuel pour réduire le sentiment de durée à sa plus simple expression, pour ne lui conserver guère davantage d’épaisseur qu’une aile de libellule, c’est que cela doit nous convenir. Et si cela nous convient, c’est que cela nous aide à lutter contre notre dépressivité, pardi !


À ce propos, Jean Van Hemelrijck — psychologue et psychothérapeute bruxellois — a repéré une évolution récente des plus révélatrices chez les héros populaires.

Jusqu’il y a peu, en effet, les héros avaient en commun un trait tout à fait remarquable : ils ne vieillissaient pas. D’ailleurs, mis à part un flot de contingences, il ne leur arrivait strictement rien de significatif ! Ils vivaient dans une dimension pour ainsi dire atemporelle. Véritables Portraits de Dorian Gray sur pattes — reflets de la jeunesse éternelle, icônes rassurantes d’immortalité —, ces personnages formidables avaient clairement pour vocation d’aider les hommes à lutter contre leur angoisse de mort. En leur compagnie, le sentiment de durée se trouvait, de la sorte, particulièrement épaissi (ceci rejoint, d’ailleurs, une thèse établie en son temps par Hannah Arendt).

De Petzi, Oui-Oui, Mickey, Pif le chien et Rahan (pour lequel une fausse mort avait été astucieusement scénarisée, en 1977 : même mort, le héros ne l’était donc finalement pas ! [quelques années plus tard, le même procédé allait être utilisé pour le personnage de Bobby Ewing, le héro de la série télévisée Dallas]) — pour les lecteurs les plus jeunes —, jusqu’à Tintin, Tarzan, Zorro, James Bond (les vingt premières adaptations au cinéma), Superman et toute la clique des Super (catalogues DC Comics et Marvel Comics réunis), les héros d’autrefois restaient pour ainsi dire à l’arrêt, comme bloqués sur fonction « pause », gelés dans le temps (tout comme dans une publicité bien connue [en Belgique, du moins] vantant les mérites d’une bière blonde : « Arrêtez le temps, le temps d’une… »).

Mais les héros d’aujourd’hui sortent, à l’évidence, d’un tout autre moule.

Il suffit d’examiner les personnages peuplant l’univers des deux grandes sagas, tant littéraires que cinématographiques, qui ont eu le privilège d’inaugurer le XXIe siècle (et le IIIe millénaire, par la même occasion) ; à savoir, Harry Potter (série débutée en 1997) et la deuxième trilogie Star Wars (débutée en 1999 [épisodes I, II et III]). Que voit-on ? Des héros qui grandissent, se transforment, s’érotisent, s’émancipent, mûrissent, se posent des questions existentielles, vieillissent… et parfois même meurent ! Par contraste, les personnages de la trilogie Star Wars initiale (tournée entre 1977 et 1983 [épisodes IV, V et VI]) — fidèles, en cela, aux héros traditionnels — ne bougeaient pas d’un iota, ne prenaient pas la moindre ride : manifestement, le temps ne s’était pas encore mis à couler dans la galaxie lointaine, très lointaine !

De même, rayon littérature enfantine, Le Club des Cinqbest-seller des années 1960-1970, à la dimension temporelle on ne peut plus figée — a fait place, désormais, à La Cabane magique, série débutée en 2002. Les héros — Tom et Léa, respectivement 9 et 7 ans dans le premier numéro — y prennent de l’âge au fil des épisodes, tout comme leurs jeunes lecteurs (sans se presser, toutefois : au rythme d’un an tous les quatre ans, environ).

Mettons également en exergue le goût actuel pour le prequel (« antépisode », dans la langue de Molière), œuvre racontant l’histoire avant l’histoire (ce que sont, très précisément, les épisodes I, II et III de la série Star Wars). Dans le fond, ce procédé se charge avant tout d’inscrire les héros dans une trame temporelle. Entre 2006 et 2012, la première trilogie en date de la série James Bond (épisodes 21, 22 et 23) entreprend, par exemple, de nous conter la jeunesse du héros, alors que ce dernier n’a pas encore obtenu son fameux « droit de tuer » (symbolisé par le double 0 de son matricule, le cultissime 007, signifiant : « deux assassinats déjà commis »). Aussi, faisons-nous la connaissance d’un agent secret hanté par la mort — aussi tragique que prématurée — de ses parents, tourmenté par des questions portant sur ses origines, son identité, son rapport filial à M (la matrone du MI6), ainsi que par celle, toute prosaïque, de ses chances de survie ! Un héros qui se transforme physiquement, aussi, qui vieillit, se laisse aller, attrape une « sale gueule »… Autre exemple : en 2002, Dragon rouge nous ramène au temps ou Hannibal Lecter — le cannibale le plus célèbre du grand écran (Le silence des agneaux, 1991) — se fait arrêter pour la première fois ; alors que Hannibal Lecter : Les Origines du mal se propose, en 2007, de nous instruire sur ses blessures infantiles et adolescentaires.

Dans un registre similaire, les dernières productions de Spiderman (depuis 2002) et de Batman (depuis 2005) insistent sur la jeunesse respective des deux héros, leur condition d’orphelin, leur évolution chaotique, leur vulnérabilité.

Enfin, le sommet a probablement été atteint avec le film Boyhood, tourné entre 2002 et 2013 ! — avec les mêmes acteurs —, qui raconte l’enfance et l’adolescence d’un garçon balloté d’une ville à l’autre, d’un parent à l’autre, sur une période de onze ans.

Au diable, donc, les piliers de réassurance, les repères immuables, les miroirs aux reflets lénifiants ! Gloire aux héros de l’ordre nouveau ! ces mythes fondateurs d’un tout autre genre, chantres de la métamorphose, qui participent si bien à l’effort pro-anxieux (et donc antidépresseur) généralisé…

Harry Potter ? L’anti-Peter Pan !


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