Chronique d’octobre 2013 La théorie hypnopompique

En 1861, Alfred Maury - un esprit encyclopédique de son temps - fait un rêve : « Je rêve de la terreur ; je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je suis jugé, condamné à mort, conduit sur la place ; je monte sur l’échafaud, l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe, je sens ma tête se séparer de mon tronc ; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse et je sens sur le cou la flèche de mon lit à baldaquin qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres, à la façon du couteau d’une guillotine ! »


Dans la foulée, il rédige Le sommeil et les rêves, publié en 1861. Ouvrage dans lequel il fait part de sa théorie : le rêve est le résultat d’une réaction mentale aux stimuli auxquels le dormeur est soumis.

Stimuli internes : un endroit, à l’intérieur du corps, qui vient à se manifester, sous la forme d’une sensation (désagréable, le plus souvent : douleurs gastro-intestinales, douleurs articulaires, pression vésicale, soif, narines bouchées, etc.)

Et stimuli externes : captés, dans l’environnement, par les organes sensoriels — l’ouïe (une porte qui claque), la vue (la lumière est, en effet, capable de traverser les paupières closes), l’odorat, une sensation de refroidissement ou de réchauffement (telle ou telle partie du corps qui se retrouve dénudée, ou recouverte, à la suite d’un changement de position, la couverture qui est tombée du lit), le tact (une pression ressentie à la suite d’un mouvement), la nociception (la piqûre d’un moustique, une sensation d’écrasement lorsque la tête passe sous l’oreiller… ou, pourquoi pas ? la douleur entraînée par une flèche de lit à baldaquin qui vient juste de tomber sur la nuque !)

Dans son livre, Maury rend compte des innombrables expériences de stimulation sensorielle réalisées durant le sommeil de ses sujets expérimentaux. De bonne grâce, ceux-ci offraient — avec une générosité et une confiance qui forcent le respect — leur corps endormi au moindre de ses caprices... Ainsi, des lèvres et des nez étaient chatouillés à l’aide d’une plume, des oreilles étaient titillées par l’affutage d’une paire de ciseaux sur une pincette, des fronts étaient aspergés par de petites gouttes d’eau, des nuques étaient légèrement pincées, des visages étaient approchés par un fer à repasser brûlant, des narines étaient taquinées par des effluves d’eau de Cologne, etc. Maury n’a ménagé ni ses efforts ni son imagination pour étayer sa théorie.

Cependant, en examinant la chronologie des faits de plus près (rapportée par l’intéressé lui-même), la somnologie démontre, aujourd’hui, que le « rêve » de la guillotine n’en était probablement pas un ! Il s’agissait plutôt d’une hallucination hypnagogique — notion, au demeurant, fort bien connue de Maury (il confiait même y être particulièrement sujet) —, ce qui est très différent. L’hypnagogue est le terme scientifique qui désigne l’endormissement. Lorsque « l’éveil calme les yeux fermés » (activité cérébrale marquée par la présence d’un rythme alpha) bascule vers l’endormissement (stade 1 de sommeil, rythme thêta), le terrain se fait propice, alors, aux fausses perceptions.

Pourquoi une hallucination de l’endormissement et non pas un rêve ? Parce que ce qui est communément appelé un rêve se produit typiquement en sommeil REM. Et la première période de sommeil REM apparaît, chez l’adulte, quelque nonante minutes après l’endormissement. Or le « rêve » de la guillotine ne s’était produit, Maury est formel, que quelques minutes après l’endormissent !

Néanmoins, l’épisode du lit à baldaquin conserve un intérêt, même pour la somnologie contemporaine, car il implique une seconde hypothèse, déduite de la première. L’hypothèse en question pourrait être qualifiée d’hypnopompique, l’hypnopompe étant le terme scientifique qui désigne le réveil. Le raisonnement, très simple, est le suivant : puisque le scénario de la guillotine a fait suite à la perception d’une douleur soudaine, laquelle a immédiatement provoqué un réveil, ce ne peut donc être que le réveil, lui-même, qui génère — en une fraction de seconde — ledit scénario !

Hallucination ou rêve, le phénomène serait donc, quoi qu’il en soit, de nature hypnopompique. Cette hypothèse, fort séduisante (déjà envisagée par Maury, du reste), fait encore l’objet de maints débats.

Le logicien français Goblot l’a reprise à son compte, dès 1896. Elle permet, notamment, d’expliquer les « rêves réveille-matin » (lesquels intègrent, en eux-mêmes, la sonnerie du réveille-matin). Maury pensait que la genèse du rêve hypnopompique se faisait de manière ultra-brève, en une fraction de seconde. Pour Goblot, cette genèse serait plus lente et progressive (comme peut l’être le processus de réveil lui-même).

Cette théorie a toujours le vent en poupe, parfois sous une forme mixte (éveil-sommeil). Ainsi, pour le philosophe américain Dennett, l’éveil vient piocher dans une banque de rêves préexistants : c’est la théorie dite de la « cassette vidéo ». Et le neurobiologiste et cognitiviste français Tassin, pense, pour sa part, qu’une information mnésique est préalablement activée (en sommeil REM) et que l’éveil vient ensuite libérer cette dernière.

Tout ceci est pourtant contredit par les expériences menées par LaBerge, sur le rêve lucide (celui au cours duquel le dormeur sait qu’il rêve). On peut apprendre, en effet, à un rêveur lucide à signaler à un observateur le début et la fin d’un rêve. LaBerge a découvert, ainsi, que la durée subjective du rêve correspond plus ou moins au temps réel mesuré, ce qui prouve que le rêve est bien produit au cours du sommeil (et non de l’éveil) !

Une manière de lever la controverse est d’admettre l’idée que le rêve n’est pas un phénomène homogène. Il existe probablement plusieurs types de rêves : certains seraient de nature hypnique, d’autres hypnopompique…


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