Chronique d’octobre 2012 La tache aveugle de la démocratie

Ma chronique sur la vengeance venait à peine d’être mise en ligne depuis quelques jours, que l’on apprenait la nouvelle aux infos. A Schaerbeek, commune bruxelloise relativement insécure, un bijoutier avait décidé de faire justice lui-même. Ecœuré par les agressions à répétition dont il avait fait les frais (ainsi que par la mollesse de la réaction des représentants de l’ordre), il avait tiré sur les deux individus qui venaient tout juste de le voler, tuant l’un et blessant grièvement l’autre…


Outre la coïncidence - la synchronicité ? - des faits, ce qui m’a surtout troublé fut la réaction des auditeurs à la radio. Tous, sans exception, s’identifiaient au bijoutier. Ils en faisaient quasiment un héro. Comme lui, ils plaidaient la légitime défense, le droit au port d’arme, le recours à la vendetta. Alors qu’ils venaient d’apprendre, tout comme moi, que les voleurs étaient en train de s’enfuir au moment des faits… il ne pouvait donc être question d’une quelconque défense, légitime ou non !

Y a-t-il plus belle illustration de la notion de principe vindicatif, plus bel exemple du concept d’effet de meute ?

Mais à vrai dire, ce qui m’a encore frappé davantage fut ma propre réaction ! Je n’ai pas pu m’empêcher, en effet, de ressentir comme une rage vengeresse à l’encontre des agresseurs dudit bijoutier ! En l’espace de quelques secondes, j’étais entré dans la peau du cowboy redresseur de torts, je m’étais transformé en Charles Bronson - version Justicier. J’ai pu ainsi conscientiser le fait que le désir de vengeance est sans aucun doute une de nos pulsions les plus archaïques, les plus profondes. Ce désir nous met directement en contact avec notre animalité.

La démocratie a remplacé le principe vindicatif par un cadre vindicatif : le montage judiciaire, les juges jouant le rôle de tiers neutres, l’échange contradictoire de paroles. Tout au long de l’histoire de l’humanité, le principe vindicatif a dominé (la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent). Pourquoi l’a-t-on abandonné en démocratie ? La recherche sur les massacres et les génocides a montré que lorsqu’on accomplit soi-même la « vengeance », on est obligé de réifier ses agresseurs présumés. C’est-à-dire de les déshumaniser. Ce afin d’être en mesure d’accomplir la tâche abjecte souhaitée. Enfermé en soi-même, on en vient donc à ne plus savoir quoi que ce soit sur ceux que l’on accuse et que l’on exécute. Puisqu’on ne leur parle pas, et qu’on ne les écoute pas davantage. Ce ne sont plus des hommes que l’on va assassiner, mais bien de simples nombres ! Au final, il ne s’agira plus que d’une statistique parmi d’autres… Au passage, on aura fait disparaître la notion même de tiers, ce qui nous aura permis de commettre les pires injustices.

Le principe vindicatif, réactivé comme mode de justice légitime, est le moteur principal des tyrannies se laissant aller aux génocides. Ce principe délite la séparation des pouvoirs, abolit l’indépendance de la justice et pousse à la délation et à la vengeance privée. De nombreux génocides sont ainsi le fruit de cycles de vengeance et de contre-vengeance. Récemment, il en fut ainsi, comme nous le savons, au Rwanda et au Burundi. Et l’on constate que, généralement, ces cycles de rétorsion sont niés par les parties concernées. La vengeance reste donc masquée.

Mais en réalité, même dans les démocraties comme la nôtre - l’exemple du bijoutier cité plus haut (et, qui plus est, de nos propres réactions) en est l’implacable illustration -, la pulsion de vengeance est toujours là. Quoique tenue à distance. En filigrane. Les démocraties tentent avec force de dompter le principe vindicatif. Ce dernier en est le fantôme absent. S’il devait revenir à nouveau au devant de la scène, il serait, ni plus ni moins, le fossoyeur de la démocratie.

Le principe vindicatif joue incontestablement, dans nos vies, un rôle bien plus important qu’on ne se plaît généralement à le penser. Et ceci est d’autant plus vrai que notre mythe démocratique fondateur est - justement - le rejet de ce fameux principe. Le principe vindicatif est, par conséquent, ce que Philippe Breton appelle la tache aveugle de la démocratie.


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