L’éventail des souffrances psychiques n’est pas bien étendu. Sur ce point, la nature ne s’est pas montrée des plus inventives. Derrière une variété apparente de douleurs morales alléguées, il n’existe, en effet, qu’un nombre réduit de grandes souffrances psychiques de base. Toujours les mêmes ? ; la folie ordinaire, comme disait l’écrivain américain Charles Bukowski. Passons donc en revue ces douleurs de l’âme fondamentales.
La souffrance liée à hier
Lorsqu’un individu tend à se promener davantage dans le passé que dans le présent, lorsque le jadis le retient, l’englue même, lorsque le temps s’est arrêté au cadran de sa montre (comme disait si bien Aragon), c’est un vécu de dépressivité qui risque, alors, de s’emparer de lui. Et ce principalement au travers du sentiment de culpabilité, lequel caractérise une souffrance psychique bien spécifique : la dépressivité de type anxieux.
Le sentiment de culpabilité est à la base du remords (le sujet se reproche d’avoir fait ce qu’il ne fallait pas faire) ainsi que du regret (le sujet se reproche, au contraire, de ne pas avoir fait ce qu’il fallait faire). Dans un cas comme dans l’autre — « kidnappé » comme il l’est par autrefois —, l’individu se voit contraint de constamment comparer, de manière compulsive, sa véritable histoire avec celle qu’il s’était racontée… l’écart entre les deux creusant inévitablement le lit de son abattement.
Bien évidemment, la situation inverse existe également : dans ce cas de figure, rien n’arrive à la cheville du passé, rien n’égale les good old days (Oldies but goodies, ou même goldies, proclament certaines pochettes de « vieux machins ») ?! Cette autre souffrance, pareillement liée à hier, mais sur le mode de l’idéalisation positive cette-fois, porte le nom, vous l’aurez compris, de nostalgie (et comme disait Simone Signoret : « La nostalgie n’est plus ce qu’elle était » ?!)
La souffrance liée à maintenant
Lorsqu’un individu ne vit que dans la bande extrêmement étroite — fine comme du papier à cigarette — ménagée par l’instant présent, lorsque tout se concentre, pour lui, sur le hic et nunc, c’est à nouveau un vécu de dépressivité qui se met à le guetter¹. Mais d’une tout autre nature cette fois. Alors que la dépressivité liée à hier repose sur le « mal faire », celle liée à maintenant repose sur le « mal être ». Je ne suis, en effet, qu’ici et maintenant. Je ne suis ni hier ni demain (voilà, d’ailleurs, le crédo des thérapies existentielles, Gestalt en tête). Du sentiment de culpabilité, l’on glisse ainsi vers le sentiment de honte. C’est d’être qui il est qui pose fondamentalement problème au sujet « scotché » à l’instant présent. Ou, plus exactement, qui il est dans le regard de l’autre (alors que dans le cas de la dépressivité par culpabilité, c’est le regard porté par l’individu lui-même [sur ses actions, et non sur sa personne] qui l’abat). Une douleur de niveau supérieur, donc, puisque c’est l’identité qui est, ici, attaquée. On parle, dans ce cas, de dépressivité de type narcissique.
Pour corser le tout, la capture du sujet par l’ici et maintenant, et son inévitable factualité, tend à générer chez lui un vécu de « dépressivité en creux ». Lequel repose sur un sentiment de vacuité… vide engendrant, à son tour, un insupportable ennui, un manque cruel de sens et d’intensité.
Bien entendu, la dichotomie : hier/souffrance du faire — aujourd’hui/souffrance du être, est réductrice ? ; mais elle permet, néanmoins, de penser les choses de manière plus claire. Dans la réalité, ces deux souffrances sont davantage entremêlées, vous vous en doutez.
La souffrance liée à tout de suite
Lorsqu’un individu se montre obnubilé — fasciné même — par l’instant d’après, lorsque son horizon se résume à un minuscule point de mire juste devant lui, lorsque le futur immédiat l’emprisonne, c’est un accès aigu de tension qui risque, alors, de se saisir de lui. Une tension paroxystique, tant physique que psychique, communément appelée angoisse. Toute l’attention rivée soit sur l’obtention de résultats ultra-rapides (performances immédiates, satisfactions instantanées) soit sur l’évitement de quelque événement aversif, c’est l’angoisse de mort — démaquillée, à visage découvert — que le sujet doit, alors, affronter en combat singulier. Duel stupéfiant, sidérant, en compagnie de l’angoisse de la mort imminente : « la seconde d’après, je serai peut-être déjà mort¹ » !
Profitons-en pour noter que la société actuelle — laquelle prône le tout-tout-de-suite, sacrifie au culte de l’immédiateté — passe son temps à « désépaissir le temps », nous privant ainsi de notre meilleur rempart contre l’angoisse de la mort imminente. Et si notre époque est devenue à ce point anxiogène, ce ne peut être qu’à dessein ?! Il faut bien que nous trouvions un avantage conséquent, un bénéfice substantiel à rétrécir de la sorte — par le truchement de la culture — notre sensation de durée.
La souffrance liée à demain
Lorsqu’un individu vit davantage dans le futur que dans le présent, lorsque demain le captive, et après-demain le passionne, c’est l’anxiété qui risque, alors, de se trouver au rendez-vous : un état chronique de tension (davantage psychique que physique). Car le futur est incertain, et parce que rien ne permet jamais de réduire totalement cette incertitude. Le sujet en est réduit, par conséquent, à ruminer des idées obsédantes : « pourvu que tel événement funeste ne se produise pas ?! », « pourvu que tel événement souhaitable se produise ?! » (et si tel était le cas, « pourvu qu’il se produise le plus rapidement possible ?! »). Et l’inquiétude de faire cortège, ad libitum.
Par parenthèses, notons que la notion de désir est calquée toute entière sur cette même dynamique : « lorsque j’aurai, enfin, ce qui me manque, la vie ne sera plus qu’une euphorie perpétuelle »… l’attraction des lendemains qui chantent, le magnétisme des miroirs aux alouettes. Un état de tension permanent ?! Voilà pourquoi, d’ailleurs, le bouddhisme a centré toute sa pratique de mieux-être sur la notion d’extinction des désirs. En éteignant les désirs, c’est le feu de l’anxiété que l’on éteint par la même occasion.
La souffrance liée à l’unification de soi
Un des apports significatifs de Freud est, certainement, la formalisation du concept d’ambivalence affective. Le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais bien l’indifférence. La haine est du côté de l’amour, toujours : celui de l’investissement affectif. Voilà pourquoi plus je suis capable d’aimer quelqu’un, plus je suis capable de le détester ?! L’intensité de l’investissement demeure, les valences permutent.
J’ai, du reste, une excellente raison de haïr la personne que j’adore ? ; d’emblée, avant même qu’elle n’ait fait ou dit quoi que ce soit. Il me suffit, pour cela, de mesurer à quel point la relation qui m’unit à elle me plonge, ipso facto, dans une intolérable dépendance affective. D’un simple geste, d’un simple mot, la personne aimée a le pouvoir de faire de moi la personne la plus heureuse, ou la plus misérable du monde ?! Je lui en veux terriblement pour cela… Puis, je m’en veux de lui en vouloir ?!
Ainsi donc, le prix à payer pour l’accès à l’unification de soi est le conflit intérieur (l’amour qui engendre la haine, la haine qui engendre la culpabilité), le déchirement émotionnel entrainé par ma capacité à éprouver, pour la personne aimée, des sentiments si contradictoires. Déchirement engendré par ma propension à te haïr, toi mon amour, toi mon fils, toi ma mère, toi ma sœur, toi mon mari, toi ma fidèle amie… au point, parfois, de souhaiter ta mort ?!
La souffrance liée à la comparaison
Il suffit souvent d’un simple regard jeté sur l’assiette du voisin (comme dit le proverbe), et c’est parti : nous nous heurtons, instantanément, aux tortures engendrées par la convoitise, aux supplices infligés par l’envie. Cette souffrance se manifeste dès que nous constatons que l’autre possède quelque chose que nous ne possédons pas. Et nous voilà submergés par la rage de nous approprier ladite chose, de la posséder à notre tour, coûte que coûte. Car la chose est bizarrement devenue hautement intéressante, et nous nous sentons désormais incomplets sans elle. Le bonheur ne passera plus que par elle ?! Nous nous sommes créé un faux besoin.
La souffrance de la comparaison apparaît typiquement au sein des relations de type fraternel (« tu as reçu plus que moi, alors que nous sommes tous deux du même rang »), que celles-ci soient réelles (au sein même d’une fratrie, donc) ou symboliques (en référence à un sentiment de fraternité, ce qui est la situation la plus fréquente). « L’herbe est toujours plus verte ailleurs », dit encore la sagesse populaire.
La souffrance liée à l’existence du tiers
Sur le plan relationnel, le développement psychologique d’un individu se marque par le passage d’une conception dyadique de la relation (sur le mode : « il y a moi, ma mère, moi pour ma mère, ma mère pour moi… et rien d’autre ») à une conception triadique (« il y a moi, la personne aimée et le reste du monde ? ; ce dernier faisant office de tiers, tant pour moi que pour la personne aimée »). Dans cette conception du lien plus élaborée, il me faut donc supporter cette réalité — ô combien pénible — que la personne aimée n’est pas là exclusivement pour moi. Et celle-ci est sommée de faire exactement la même chose avec moi.
La rencontre du tiers (sa prise en compte, plus exactement) spécifie un stade de croissance psycho-affective réputé crucial par la psychanalyse. Freud l’a baptisé complexe d’Œdipe (« complexe », dans l’acception : « ensemble organisé »… de représentations mentales et d’affects). Et, dans le même temps, cette rencontre fait naître une souffrance inconnue jusque-là : la jalousie. Désormais, il y aura toujours un gêneur, une troisième roue au carrosse, un empêcheur d’aimer en rond. Et il va falloir apprendre à composer avec ce rival. Selon Freud, cet apprentissage se complète en deux temps : vers l’âge de six ans d’abord, à la fin de l’adolescence ensuite ? ; les deux étapes de la résolution du complexe d’Œdipe. Mais, en pratique, cette résolution est loin d’être complète : l’apprentissage reste souvent (nous ne le savons que trop bien) fort lacunaire…
La souffrance liée à la perte
L’homme est totalement démuni face aux « jamais plus ». Il n’est tout simplement pas outillé pour supporter ce genre d’épreuve ?! Il n’a pas reçu, à la naissance, le mode d’emploi dévolu au bon usage du renoncement. C’est pourquoi il utilise un subterfuge : il renonce sans renoncer. Ce que la psychodynamique appelle le travail de deuil, ou encore la technique des résidus : « j’intègre (“incorpore”, plus exactement) certaines “reliques” de l’objet perdu — des traits saillants (opinions, goûts, expressions verbales, valeurs, rôles, statuts, rituels, mythes, look, etc.), que je survalorise —, et je les fais ensuite revivre à travers moi ». La personne perdue restera de la sorte constamment avec moi (« dans » moi) à tout jamais ?! Ce processus repose sur l’utilisation d’un mécanisme de défense du Moi important : l’introjection (la capacité à faire siennes certaines caractéristiques de l’autre [le contraire de la projection]).
Mais le travail de deuil n’est pas toujours couronné de succès. Il se révèle souvent parcellaire, voire pathologique (c’est-à-dire bloqué). Qui plus est, tout type de renoncement peut être source de souffrance : un deuil, en effet, peut être réel, mais également symbolique ou imaginaire. Ainsi donc, se marier équivaut à se confronter au deuil du célibat (et de la liberté qui le caractérise) ? ; emménager en couple dans une belle demeure, c’est se résoudre à faire le deuil du petit appartement charmant des débuts, de son côté pratique et des moments bohèmes et romantiques qui y sont attachés ? ; concevoir un premier enfant revient à faire le deuil du couple exclusivement conjugal, auto-suffisant et structuré prioritairement sur le mode de la séduction et de l’érotisme, etc. Toute situation de rupture, tout changement brusque, tout choix de conséquence peut, en vérité, être assimilé à une expérience de perte.
Lorsque le travail de deuil est insuffisant, les souffrances résiduelles se déclinent alors au pluriel : sentiment de solitude, d’abandon, de manque, d’incomplétude, de castration, etc.
La souffrance liée au deux sans moi et au deux contre moi
La souffrance liée au deux sans moi est celle de l’exclusion. Elle est infiniment plus douloureuse que celle liée simplement au sentiment de solitude. Dans le cas de l’exclusion, si je me retrouve seul, c’est du fait du rejet opéré par mon groupe d’appartenance (quelle que soit la taille de ce groupe, le couple étant déjà un groupe). Aux vécus de manque, de castration, d’abandon, se rajoute donc un vécu d’injustice, voire de trahison. Je suis « laissé pour compte », je « reste sur le carreau », je « compte pour du beurre »… la langue française n’a pas ménagé ses locutions pour qualifier ce vécu de mal-être manifestement des plus fréquents. Lors d’une rupture sentimentale, par-dessus le manque de l’autre, une première exclusion, celle par l’éventuel nouveau couple formé par l’ex-partenaire, ainsi qu’une seconde exclusion, celle par le réseau social (d’autres couples, en général), provoquent souvent une souffrance aussi vive, sinon plus, que celle engendrée par la séparation elle-même ?!
La souffrance du deux contre moi est celle du deux sans moi, mais avec une pointe d’assaisonnement en sus : non seulement, j’ai été éjecté de mon (prétendu) groupe d’appartenance, mais les membres de ce groupe se sont, en plus, ligués contre moi ?! L’alliance d’autrefois a donc fait place à une coalition, dont je fais désormais les frais. Les amis d’antan se sont métamorphosés en ennemis. Le sentiment de déloyauté, de trahison atteint ici son paroxysme. Et mon identité d’en prendre un fameux coup : qui suis-je, encore — que reste-t-il de ma personne —, dès lors que mon groupe (mon support identitaire) s’est ainsi retourné contre moi ??
La douleur liée à la résonance
« Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ?? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ?? Et si pas maintenant, quand ?? », parole d’Hillel l’ancien, Ier siècle (repris par Maxime Le Forestier, dans sa chanson L’Écho Des Étoiles.
L’être humain est un animal doué de compassion. Cela lui permet d’être sensible à la souffrance d’autrui, et, le cas échéant, de faire preuve de solidarité. Mais il arrive parfois que les frontières de l’être humain se révèlent par trop poreuses, perméables, voire même complètement délitées… Il n’est plus question, dès lors, d’empathie, mais bien d’amalgame, de confusion. Et la souffrance d’autrui de s’engouffrer sans autre forme de procès, telle l’eau inonde la vallée lors de la rupture d’un barrage. Puis même, comme si cela ne suffisait pas, la souffrance de s’amplifier, comme dans une caisse de résonance ?! Cette douleur en écho à la douleur d’autrui porte le nom d’apitoiement.
En tant que thérapeute, il n’est pas rare de recevoir des patients dont l’unique plainte alléguée est cette souffrance en écho ?!
La souffrance liée à la déréliction
Enfin, l’ultime grande souffrance psychique envisagée ici est celle de la détresse humaine, du sentiment profond d’abandon. Elle désigne ce vécu, vertigineux, où l’homme réalise avec acuité qu’il est tout seul au monde (comme le chantait si bien Michel Berger, dans sa chanson Les Uns Contre Les Autres : « Mais au bout du compte/on est toujours tout seul au monde »), abandonné à son triste sort, à sa misérable condition d’être humain. Souffrance (post)moderne par excellence, la figure paternelle (réelle, symbolique et imaginaire) — bienveillante, protectrice, en charge de notre salut — étant la grande absente de nos sociétés occidentales actuelles.