Chronique de février 2023 Ouroboros (Muse ou pas muse ?, partie 2)

Le XIXe siècle, non content de redonner vie à cette belle idée du sommeil et du rêve comme source d’inspiration, fait également revivre celle, tout aussi antique, du sommeil et du rêve comme source d’incubation.


L’incubation consiste en la résolution des problèmes épineux par le mijotage de ceux-ci dans la marmite des ressources mentales spécifiques au sommeil… et plus encore au rêve, véritable « boudoir de l’esprit » : cocon enchâssé entre conscience et inconscience, éveil et sommeil, réalité et imaginaire¹. Ce que la sagesse populaire va exprimer par des formules telles que : « Avant de prendre ma décision, je vais d’abord dormir dessus », ou encore : « La nuit porte conseil ».

La science, hélas, est comptable de maints désenchantements.

À contrecœur, et ce dès la fin du XXe siècle, la somnologie va se voir contrainte de démonter cette jolie thèse romantique de la somno-oniro-inspiration. Dès 1901, du reste, dans Sur le rêve, Freud mettait déjà en garde contre la surestimation de l’activité onirique, telle sa prétendue faculté à « produire des opérations hors du commun ».

Le premier pavé jeté dans la mare fut le réexamen du célèbre rêve de Friedrich Kekulé (rêve bien connu de tous ceux qui ont suivi des cours de chimie lors de leurs études secondaires). En 1865, ce chimiste allemand s’était mis à étudier les caractéristiques du benzène. Or, deux propriétés de cette molécule — la monovalence de l’hydrogène et la tétravalence du carbone — ne « collaient » pas avec la configuration spatiale qui lui était jusqu’alors attribuée. Un véritable casse-tête pour Kekulé. Jusqu’à cette fameuse nuit où la solution lui vint… en rêve. Le songe en question mettait en scène un serpent en train de se mordre la queue (il s’agissait d’un Ouroboros², symbole grec du cycle éternel de la nature). Et c’est ce reptile qui lui mit, si j’ose dire, la puce à l’oreille : la structure du benzène était circulaire — comme l’Ouroboros —, et non pas linéaire, comme on le pensait jusque-là. Cette découverte, déterminante, donna naissance à une nouvelle branche de la chimie organique : celle des molécules aromatiques.

Oui, sauf qu’il ne s’agissait pas d’un rêve ! Une hallucination hypnagogique, tout au plus (puisque Kekulé rapporte avoir fait ce « rêve » juste après l’endormissement). Ou, plus vraisemblablement, un effet de manche glissé par l’intéressé lui-même dans le discours qu’il prononça en 1890, à l’occasion du 25e anniversaire de la publication de son premier article sur le benzène…


¹Aux temps antiques, on prêtait encore plus de pouvoir aux ressources du sommeil et du rêve, puisque l’incubation ne désignait rien de moins que la guérison par le sommeil ! Il s’agissait d’aller se coucher aux abords d’un temple dévolu à Asclépios (dieu grec de la médecine) ou Esculape (le même, chez les Romains), afin d’obtenir — en rêve — les prescriptions du dieu guérisseur.


²Serpent mythique, qui, avalant sa propre queue, s’unit à lui-même, s’engendre lui-même, meurt par lui-même, se transforme lui-même et, finalement, renaît de lui-même.


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