Depuis plusieurs décennies, nous subissons le poids d’une doctrine anti-mercantiliste. À savoir : nous achetons trop, nous sommes aliénés par le Grand Capital, nous préférons les objets aux gens, nous cherchons à avoir plutôt qu’à être (voire même à avoir pour être). Bref, l’Occidental postmoderne est devenu un épouvantable matérialiste au cœur froid !
Deux illustrations, parmi tant d’autres, glanées dans le domaine — hautement significatif, à mes yeux — de la chanson populaire : Foule Sentimentale (Alain Souchon, 1993) et Les Choses (J.-J. Goldman, 2001).
Foule Sentimentale
Oh la la la vie en rose
Le rose qu’on nous propose
D’avoir les quantités d’choses
Qui donnent envie d’autre chose
Aïe, on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires car
Foule sentimentale
On a soif d’idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
Que des choses pas commerciales
Foule sentimentale
Il faut voir comme on nous parle
Comme on nous parle
Il se dégage
De ces cartons d’emballage
Des gens lavés, hors d’usage
Et tristes et sans aucun avantage
On nous inflige
Des désirs qui nous affligent
On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né
Pour des cons alors qu’on est
Des
Foule sentimentale
Les Choses
Si j’avais si j’avais ça
Je serais ceci je serais cela
Sans chose je n’existe pas
Les regards glissent sur moi
Le bonheur est possession
Les supermarchés mes temples à moi
Dans mes uniformes, rien que des marques identifiées
Les choses me donnent une identité
Je prie les choses et les choses m’ont pris
Elles me posent, elles me donnent un prix
Je prie les choses, elles comblent ma vie
C’est plus ’je pense’ mais ’j’ai’ donc je suis
J’achète pour être, je suis
Quelqu’un dans cette voiture
Un tatouage, un piercing, un bijou
Je veux l’image, l’image et c’est tout
Le bon ’langage’ les idées ’qu’il faut’
C’est tout ce que je vaux
Autre exemple, plus littéraire, et nettement en avance : Les choses (Georges Perec, 1965).
Le propos, ici, est de chercher à ébranler cette doxa : jusqu’où est-il possible, en effet, de faire l’apologie de l’objet, de l’achat, de la possession, de l’abondance, voire même de l’encombrement ?
Quitte à recourir à l’argument d’autorité, autant se la choisir prestigieuse (cette autorité). C’est pourquoi je prendrai appui sur le grand Voltaire, auteur du célèbre oxymore : « Le superflu, chose très nécessaire » (extrait de Le mondain, poème publié en 1736). Pour le brillant philosophe des Lumières, l’homme a donc besoin de ce dont il est censé pouvoir se passer ! Autrement dit, le superfétatoire lui est fondamentalement utile ! La possession : chose nécessaire ; le luxe : chose nécessaire ; le trop-plein : chose nécessaire ; le gaspillage, même : chose nécessaire… et l’art, bien sûr : chose très nécessaire.
C’est que l’être humain n’est pas qu’une rationalité sur pattes. Le fonctionnel n’est pas son unique horizon. À côté du réel (et de sa factualité), existent aussi (et surtout) l’imaginaire et le symbolique. Et il se fait que les objets s’inscrivent dans ces trois dimensions à la fois. Même les objets foncièrement fonctionnels ne sont pas que fonctionnels : ils sont, en même temps, porteurs de symboles et de fantasmes ; ils servent, par-delà leur office, à susciter des émotions, donner du plaisir, renforcer l’identité, diminuer le vécu d’incomplétude, accroître le sentiment d’exister… que des choses très humaines. C’est la raison d’être, d’ailleurs, des arts-décoratifs et du design.
Dans le fond, acquérir et posséder répond aux deux pulsions de base décrites par la psychanalyse. À savoir, tendre vers plus de jouissance (pulsion sexuelle [l’objet, contrairement au sujet, n’existe qu’afin de me procurer davantage de plaisir]), et vers plus d’identité (pulsion du moi [par le biais de l’appartenance au groupe de pairs : « je sais qui je suis, car je possède les mêmes choses que mes pairs », et, d’ailleurs : « pour être tout-à-fait sûr que mes pairs sont au courant, je mets lesdites choses sur mon corps, bien en évidence : vêtements, bijoux, « tatouages », piercings, signes religieux, écouteurs, etc. », ainsi que par le biais du sentiment de complétude que me procure l’objet : « cet objet vient combler un manque »]).
Et qui dit pulsion, dit désir.
Les Orientaux baignent dans une culture qui, dès le plus jeune âge, prône la méfiance à l’égard du désir (source de souffrance, puisque le réel ne peut jamais rivaliser avec l’imaginaire) : c’est l’influence du bouddhisme. Ainsi donc, l’Oriental a comme idéal d’emprunter — à l’image de Siddharta Gautama, le Bouddha historique — la « voie du milieu » (le « noble chemin octuple », comme indiqué dans la « quatrième noble vérité »), entre ascèse et jouissance débridée. Chemin qui consiste à satisfaire les « vrais » besoins uniquement : le strict nécessaire, le minimum vital.
Les Occidentaux baignent, quant à eux, tout au contraire, dans une culture qui, dès le plus jeune âge, valorise la poursuite des désirs. L’Occidental tente, sa vie durant, d’assouvir ses désirs… ce qui s’avère impossible, puisque le réel n’offre jamais rien de comparable au fantasme ! C’est pourquoi le désir est à chaque fois relancé. Ce qui se traduit, sur le plan des objets, par toujours plus d’achats, toujours plus de choses.
Si l’inconscient de l’Occidental savait parler, il dirait quelque chose comme ceci : « Lorsque je posséderai cet objet, ma vie sera, enfin, l’euphorie tant espérée ; une euphorie perpétuelle. Mais maintenant que cet objet m’appartient, je réalise, avec amertume, à quel point cette euphorie fut de courte durée… et, très vite, je reporte mon désir sur cet autre objet. » Etc., etc.
In fine, c’est donc cette frustration auto-générée — à la fois conséquence et moteur du désir — qui me conduira à acheter davantage.
En guise de conclusion, la passion pour l’objet — et celle, consubstantielle, pour l’achat — n’écarte pas de l’humain : au contraire, elle est profondément humaine.