Chronique de mai 2015 Au nez et à la barbe de Saturne Petits jeux avec le temps (première partie)

Afin de contenir l’une des angoisses les plus spécifiques de la postmodernité — celle liée à l’immédiateté (la fascination pour « l’instant d’après ») —, rien de tel que de « fabriquer de la durée ». Autrement dit, parier sur le futur.


Nous savons tous — même si cela ne nous enchante guère (ce qui nous pousse à ne pas trop y penser) — qu’à chaque instant de la vie nous courons le risque de ne pas connaître l’instant d’après (« la vie est une maladie mortelle », rappelle, avec cynisme, la sagesse populaire ; et Jean d’Ormesson de déclarer, avec son élégance habituelle, que « la mort est l’autre nom de la vie ») !

D’un moment à l’autre, tout peut basculer... des suites d’une glissade dans la baignoire, d’un trébuchement dans l’escalier, d’une mauvaise marche arrière en voiture, d’une électrocution en changeant une ampoule, d’une piqûre de guêpe, d’une rupture d’anévrisme, d’une thrombose, d’une embolie, etc.

Or, en nous invitant à river notre attention sur l’obtention de résultats ultrarapides (performances immédiates, satisfactions instantanées) et sur l’évitement de tout événement funeste (principe de précaution), notre société nous précipite, de plus en plus, dans les affres de cette angoisse de la mort imminente (« la seconde d’après, je serai peut-être déjà mort »).

Comment faire pour y échapper ?

La meilleure stratégie mentale consiste, me semble-t-il, à « épaissir le temps ». S’inscrire dans la durée, ménager — dans l’avenir — une place pour son autobiographie anticipée !

À première vue, cela ressemble à s’y méprendre à la technique de futurisation, chère à Viktor Frankl, le célèbre psychanalyste viennois. Sauf que cette dernière repose essentiellement sur la production de fantasmes. Alors qu’« épaissir le temps » consiste, plutôt, à planifier certains actes (susceptibles d’amplifier au maximum le sentiment de durée)… puis, à accomplir ces fameux actes. Lesquels prennent, ce faisant, valeur de cérémonial (un « rituel » à usage privé).

Pour lutter contre mon angoisse liée à l’immédiateté, je peux, par exemple, me lancer dans un vaste projet… que dis-je ! dans plusieurs projets à la fois.

Je peux, par ailleurs, entamer une collection. Mieux : plusieurs collections en parallèle ! Tout en prenant grand soin de ne pas trop me dépêcher de les compléter… Je tirerai même quelque avantage à conserver certains items hors de ma portée. Car « une collection terminée est une collection morte », affirmait Freud (et il savait de quoi il parlait, lui qui collectionnait les objets antiques avec frénésie).

Je peux également me mettre à entretenir des relations épistolaires : intercontinentales et sous forme papier, de préférence... les réponses se feront davantage attendre !

Je peux aussi faire appel au e-commerce, c’est-à-dire, commander des articles sur Internet… et prier pour que le délai de livraison annoncé au départ ne soit pas respecté !

Ou encore, réserver mes vacances un an à l’avance, prétextant l’octroi d’un quelconque booking bonus. À ce propos, je me souviens que, cette année-là, à Bruxelles, moult affiches annonçaient un spectacle fort alléchant de Maurice Béjart. Disons que le ballet était programmé pour le mois d’avril, et que nous étions en janvier. J’appelle, donc, pour réserver, et apprends que le fameux mois d’avril est celui de… l’année suivante ! Une fois sorti de ma stupéfaction, et après avoir poliment décliné l’offre, je me rappelle très clairement avoir envié l’extraordinaire confiance en la vie manifestée par tous ceux qui allaient, effectivement, acheter leur place un an et demi à l’avance. Avec le recul, je réalise qu’il ne s’agissait pas de confiance, mais bien de pari, d’autosuggestion, de fabrication de durée, d’épaississement de temps ! toutes choses n’octroyant que secondairement une confiance en la vie. En somme, j’avais pris la conséquence pour la cause.

Autre tactique : afin de me tenir informé de la marche du monde tout en me libérant du joug de l’immédiateté, je puis commencer à donner ma préférence aux hebdomadaires, plutôt qu’aux quotidiens… puis aux mensuels, plutôt qu’aux hebdomadaires. À ce propos, j’ai noté que Clés — le dernier magazine de Jean-Louis Servan-Schreiber, l’ancien patron de Psychologies Magazine (le célèbre mensuel) — est une publication bimestrielle ; ce qui n’a rien d’étonnant, d’ailleurs, de la part de l’auteur de Trop Vite ! (2010), un ouvrage dans lequel sont dénoncés les effets pervers du « court-termisme » ambiant. À la réflexion, je peux tout aussi bien laisser tomber complètement la presse, au profit des seuls essais...

Pour échapper à l’angoisse de mort imminente, je puis encore regarder les émissions de TV en différé, à mon rythme, dans l’ordre qui me chante ; en les enregistrant ou en les regardant en VOD (Video On Demand). Regarder le match dont on connaît déjà l’issue : suspense sacrifié, certes, mais avec quel sentiment de toute-puissance ! un sacré pied-de-nez à Chronos (le dieu du Temps, chez les Grecs [ou Cronos, le roi des Titans, dont Saturne est le pendant romain — dieu du Temps, également —, celui-là même qui dévore ses propres enfants !]) !

Et puis, pour terminer, il m’est loisible de me reproduire (re-produire) ; c’est-à-dire, faire des enfants, tout simplement. Au nez et à la barbe de Saturne. Me libérant de la terreur que ce dernier m’inspire, je me donnerai, ainsi, l’illusion de me survivre à moi-même, de « m’auto-pérenniser » à travers les générations… Jamais plus Hermès (le dieu qui mène les morts aux Enfers, chez les Grecs) ne me conduira à Hadès (le dieu des Enfers).

Tous ces petits jeux avec le temps correspondent à des paris pris sur l’avenir… donc, à des paris pris sur la vie. Tout cela n’a de sens, en effet, qu’à condition qu’il y ait un lendemain. À quoi bon prendre un billet pour un spectacle, si je ne suis pas convaincu d’être encore vivant — et suffisamment valide — pour pouvoir m’y rendre ? L’« épaississement du temps » consiste à jouer avec la quatrième dimension, à l’étirer à sa guise. Stratagème procurant la délicieuse illusion de contrôler Saturne, d’en devenir le maître. Ce qui opère une autosuggestion des plus salutaires, rassérénante à souhait, digne des meilleurs anxiolytiques !


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