Chronique d’octobre 2016 L’empire des mots De la nature des rêves (partie 2)

En dépit du fait qu’un rêve se compose d’une série d’« hallucinations » — qui se voient (surtout), s’entendent (un peu), se ressentent (rarement), se goûtent et se hument (très rarement) —, on ne peut l’élaborer, lui donner le liant nécessaire au développement d’une histoire, s’en souvenir, et, finalement, en faire le récit (à soi-même comme aux autres), qu’à l’aide des mots.


Sans langage, point de scénario… et sans scénario, point de rêve. Sans le verbe, un rêve ne serait qu’un chapelet d’illusions, une chipolata de faux percepts… un album photo, et non un film !

Un scénario est un ensemble d’éléments (imagos, dans la terminologie jungienne) reliés entre eux par le fil de la « machine à coudre verbale » ; lequel fil confère signification et direction — les deux acceptions du mot sens — au patchwork ainsi formé. Et c’est, précisément, en tirant sur ce fil (d’Ariane) que l’on parvient, éventuellement, à tirer le sens d’un rêve.

L’interprétation d’un rêve repose donc prioritairement sur l’analyse de sa composante verbale : elle porte davantage sur un discours (le récit) que sur un contenu (les « hallucinations » elles-mêmes).

Notons qu’une autre discipline à vocation herméneutique procède exactement de même : la critique littéraire.

En empruntant un instant à celle-ci, nous pourrions dire que l’interprétation d’un rêve consiste à débusquer la structure intentionnelle d’un récit (d’un « texte », pour la critique littéraire) derrière l’intention subjective de son narrateur (de son « auteur », pour la critique littéraire). La structure intentionnelle reflète le jeu des désirs inconscients sur la scène du langage : un récit (un « texte », pour la critique littéraire) a ses orientations propres et antérieures à la volonté consciente de son narrateur (de son « auteur », pour la critique littéraire). On dit du texte critiqué qu’il est autoréférencé… ainsi que l’est la parole de celui qui raconte son rêve.

Ce primat de la parole implique ceci : celui qui ne parle pas ne rêve pas ! Sans parole, point d’onirisme. La parole joue véritablement un rôle de révélateur — dans le sens photographique du terme (époque argentique) —, puisque c’est elle qui permet de faire apparaître le rêve.

Si l’on admet cet axiome — quelque peu radical, il est vrai — du primat verbal de la chose onirique, alors, stricto sensu, un fœtus ne rêve pas ! Pas plus qu’un nourrisson (infant, en anglais, du latin infans : « sans parole ») ! Pas plus qu’un animal (et tant pis pour Youk, l’adorable petit ourson dont les rêves se donnaient à voir aux yeux embrumés des spectateurs attendris, dans L’Ours, le film de Jean-Jacques Annaud [1988]) : tout comme le pouce opposable, la parole, le rire, la conscience réflexive de la mort, le baiser sur la bouche, le coït en face à face, les apnées du sommeil, les fausses déglutitions et quelques autres « prérogatives » du même acabit, il se pourrait donc bien que le rêve participe, lui aussi, du propre de l’homme !

Chez tous ceux-là, exclus du verbe, des perceptions imaginaires (images, sons, sensations, goûts, odeurs, etc.) se font jour au cours du sommeil, certes, mais ces « hallucinations » ne trouvent pas à être reliées entre elles. Elles ne parviennent pas, dès lors, à former un tout qui prend sens… un rêve.

Par ailleurs, eu égard à la polysémie des vocables, à la poétique des locutions et aux moult ambiguïtés de langage, les mots sont des objets de prédilection pour les « défenses primaires de l’inconscient ». Les contenus oniriques n’ont, dès lors, ni l’exclusivité ni même la préférence des condensations, déplacements et autres symbolisations. Tel sujet a rêvé d’un « jeune Ivoirien » : lorsqu’il raconte son rêve à un proche — l’effet rétroactif de sa propre parole agissant —, il entend, désormais : « je n’y vois rien » ! « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (René Char, Éloge d’une soupçonnée, 1988). Une patiente de Jacques Lacan (le célèbre psychanalyste français), une femme dont la sœur jumelle était décédée le jour de leur naissance, souffrait de cauchemars récurrents dans lesquels figurait toujours un ascenseur. En progressant dans son analyse, cette patiente est finalement arrivée à la conclusion qu’elle se sentait responsable du décès de sa sœur : aux yeux de tous, elle était devenue « la-sans-sœur » ! Dans sa Traumdeutung, Freud insiste, quant à lui, sur la dimension rébus du rêve. Il prend pour exemple un patient ayant rêvé de quatre bouteilles de vin… puisque le français était sa langue maternelle, c’est du nombre 80 (« quatre vins ») dont cet homme avait probablement rêvé !


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