Le mois passé, nous avons découvert que le rêve est resté l’apanage du sommeil paradoxal (REM) durant quatre longues décennies. L’équation : Rêve = REM était, alors, gravée dans le marbre du fronton des temples de la somnologie et de l’onirologie. Puis, la recherche a fait évoluer les concepts, et l’équation est devenue : REM => Rêve, avec son corollaire : Rêve => Tous les stades de sommeil (et non pas Rêve => REM). Pourtant, les récits de rêves recueillis lors de réveils provoqués en sommeil orthodoxe restent plus rares, plus courts, plus simples et moins originaux… Les « vrais » rêves ont-ils donc vraiment lieu dans tous les stades de sommeil ?
Ainsi que le recommandait, naguère, le génial anthropologue Gregory Bateson — dans le domaine de la théorie de la communication (puis, par voie de conséquence, dans celui de la thérapie familiale) —, et cela, à la suite du non moins génial philosophe Bertrand Russel — qui l’avait, lui-même, réclamé dans le champ de la philosophie (développant, ce faisant, la branche « épistémologique » de la discipline) —, pour y comprendre quelque chose, il faut veiller à bien distinguer les différents niveaux logiques de la réalité. Autrement, nous sommes irrémédiablement condamnés à rester englués dans la mélasse de la contradiction... ou pire, du paradoxe.
Appliquée au domaine de l’onirologie, cette recommandation nous conduit à repérer trois niveaux logiques du rêve, bien distincts. Lesquels correspondent, par ailleurs, à trois temps successifs :
1. le niveau du vécu => le temps de la production du rêve,
2. le niveau de la mémoire => le temps de la remémoration du rêve,
3. le niveau de la parole => le temps du récit du rêve.
Or, et là est probablement la clé du mystère, les divers stades de sommeil (endormissement, sommeil léger, sommeil profond et sommeil paradoxal) ne sont pas égaux face à ces trois niveaux du rêve (lesquels nécessitent, chacun, des compétences cognitives particulières : créer pour le premier niveau, se souvenir pour le deuxième et raconter pour le troisième).
Le sommeil paradoxal, en ce qui le concerne, s’avère très favorable aux compétences mnésiques et verbales. Réveillé dans cet état de vigilance, un sujet aura facilement accès à ses souvenirs et à son lexique. Sans autre forme de procès, il pourra se montrer tout à fait capable de s’entretenir avec un interlocuteur. Et s’il était en train de rêver au moment du réveil (ce qui est hautement probable), il lui sera, alors, très aisé de se remémorer son songe, puis, si le cœur lui en dit, de le raconter. Par contre, les compétences visuo-spatiales sont des plus médiocres en REM. Voilà pourquoi, réveillé en plein sommeil paradoxal — surtout s’il se lève avec un peu trop d’empressement —, notre infortuné sujet aura tendance à se cogner contre les meubles et à lâcher les objets dont il se saisit. Comme s’il était encore sous l’emprise d’une inertie de sommeil. Le savon lui glissera plus d’une fois entre les doigts, et son front se cognera avec insistance lorsqu’il tentera de ramasser ledit pain indocile dans le tub de douche !
En sommeil orthodoxe, en revanche — et singulièrement, en sommeil profond —, c’est exactement l’inverse qui se produit. Le sujet est, alors, très compétent sur le plan visuo-spatial. Un somnambule — qui dort profondément, par définition — pourra, sans problème aucun, descendre les escaliers (les yeux ouverts, bien entendu), pénétrer dans la cuisine, extraire une cuisse de poulet du frigo, lui faire un sort, jeter bien proprement les reliefs dans la poubelle, remonter dans sa chambre et se glisser silencieusement dans ses draps, ni vu ni connu. Sans se cogner une seule fois, et avec une admirable dextérité tout au long de l’opération… Mais pour ce qui est des compétences mnésiques et verbales, par contre, le sommeil orthodoxe (surtout profond) ne fait pas le poids ! Réveillé dans ce stade de sommeil, notre pauvre sujet se montrera confus, désorienté, avec peu de possibilités d’accès aux souvenirs et au lexique… Dans cette situation, il donnera clairement l’impression de revenir de très loin. Un peu comme la baleine qui, peu de temps avant de reprendre son souffle à la surface, nageait encore tout au fond de l’océan.
Ainsi donc, grâce à cette distinction entre les différents niveaux logiques du rêve, nous comprenons que c’est le déficit en compétences mnésiques et verbales qui rend, en réalité, le sommeil orthodoxe peu propice aux récits oniriques élaborés. Mais, sur le plan du vécu onirique — c’est-à-dire la production des rêves, la capacité cognitive à les créer —, le sommeil orthodoxe offre probablement les mêmes possibilités que le sommeil paradoxal.