Quelle que soit l’époque considérée, le cauchemar a toujours préféré faire bande à part. Un peu snob, il refuse systématiquement de se mêler au commun des songes.
Le mot « cauchemar » a deux étymologies distinctes, quoique complémentaires.
Il signifiait, d’une part, « qui marche sur les fantômes ». Chauchier (caucheier ou cauquier, en ancien normand et en vieux picard) voulait dire « fouler », en ancien français. Et mare désignait un « fantôme nocturne », un « esprit de la nuit », en moyen néerlandais. Avec le temps, « qui marche sur les fantômes » est devenu, par retournement sémantique (à l’image du mot « achalandé », par exemple), « qui est piétiné par les fantômes » !
Mais il signifiait aussi « qui oppresse la poitrine » (cauquier voulait également dire « presser », en ancien français). Par dérive phonémique, cauquier a donné cauquemaire, ou cauquemare, dans le français du XVe siècle. L’étymologie du mot nightmare est très similaire : mare, « un spectre femelle », « une diablesse », en vieil anglais et en allemand ancien (mais également « une sorcière [Mara] », et même « une jument », dans la mythologie nordique [comme on peut le vérifier, ci-dessus, dans le tableau du peintre helvético-britannique Johann Heinrich Füssli, datant de le fin du VIIIe siècle] !), étouffe le dormeur en s’assoyant sur son torse.
Dans un cas comme dans l’autre, le cauchemar témoigne de la drôle de rencontre faite avec une créature maléfique s’ingéniant à peser de tout son poids sur le corps abandonné de sa victime.
En outre, le cauchemar a partie liée avec l’angoisse, l’étymologie de cette dernière renvoyant également à la notion de resserrement, d’étouffement (ango — qui donnera « anxius » [un défilé étroit, un couloir encaissé, un canyon], « anxiété » et « angoisse » — signifie « oppression », « resserrement », « étouffement », en latin). Aux XVe et XVIe siècles, du reste, ce qu’on entendait par cauchemar avait fini par se résumer à un flot de sensations de l’ordre de la striction, dénué de toutes représentations mentales !
Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que les représentations mentales font leur grand retour, le cauchemar retrouvant, du même coup, son statut de phénomène onirique.
Un phénomène qui répond, aujourd’hui, à une définition complexe se déclinant en 6 points.
Le cauchemar est :
1. un rêve particulièrement dysphorique (où la vie, ou du moins l’intégrité physique, est, le plus souvent, menacée),
2. phobogène, c.-à-d. vecteur de peur (parfois doublée de dégoût, de honte, de culpabilité,
de tristesse, de désespoir ou de colère),
3. qui s’intensifie tout au long du scénario, et finit par se transformer en angoisse (ce
qui différencie le cauchemar du simple « mauvais rêve »),
4. relativement long, structuré et détaillé (ce qui distingue le cauchemar et de la terreur
nocturne et de l’hallucination hypnagogique),
5. qui se produit strictement en sommeil paradoxal (encore une différence avec la
terreur nocturne, qui ne se produit qu’en sommeil profond… et avec tous les autres
songes, qui se produisent indifféremment dans tous les stades de sommeil), à
l’exception des cauchemars post-traumatiques, lesquels peuvent également se produire
en sommeil léger,
6. et qui finit par provoquer un réveil brutal, empreint de détresse : ultime sursaut pour échapper à un vécu d’effroi (équivalent à une « mort mentale ») devenu inévitable… les seuls ressorts du scénario onirique n’ayant manifestement plus été à même de contenir l’angoisse (ce qui distingue le cauchemar du simple « rêve d’angoisse »)¹.
¹N. B. : absolument tous les rêves dont on conserve le souvenir au lever ont pareillement été interrompus par un réveil : c’est même là la condition sine qua non pour pouvoir s’en souvenir (condition nécessaire, mais non suffisante) ! Mais, contrairement à ce qui se passe avec les cauchemars, ces réveils sont soit provoqués par le surgissement inopiné d’un stimulus (externe ou interne au dormeur) soit par l’horloge biologique dite forte (ou « X », située dans le cortex cérébral) qui programme, toutes les 90 minutes environ (rythme dit « ultradien »), un réveil à la fin de chaque phase de sommeil paradoxal, cernant de la sorte les cycles de sommeil successifs. Ces réveils programmés font donc naître de trois à six rêves par nuit (en fonction de la durée totale de sommeil). Mais, avant que de gagner le droit de persister dans la mémoire du dormeur à son lever, ces rêves devront tout d’abord passer la redoutable épreuve du double tamis mnésique et langagier, les songes laissés-pour-compte se voyant contraints de rejoindre l’immense cimetière des rêves mort-nés