En 2009, un sociologue strasbourgeois, Philippe Breton, a publié un livre remarquable : Les refusants - comment refuse-t-on de devenir un exécuteur (Editions La Découverte). Il y tente de comprendre comment l’exécuteur se laisse (ou non) convaincre de tuer, dans le cadre des génocides et des massacres de masse. Comme ceux perpétrés, par exemple, en 1941, sur les Juifs du front de l’Est (un million trois cent mille tués - à bout portant ! -, véritable « Shoah par balles »).
L’auteur se base, pour cela, sur les lettres du front - envoyées à leurs épouses par les soldats. C’est donc l’exécuteur qui est étudié ici, et non le donneur d’ordre. A ce propos, Himmler, créateur des Einsatzgruppen (commandos mobiles de tueurs) - petite nature avérée - n’aurait probablement jamais été capable d’exécuter lui-même les ordres qu’il donnait !
Le premier constat de cette étude est conforme à celui fait, dans les années soixante, par Stanley Milgram : les exécuteurs sont des personnes ordinaires, des hommes comme tout le monde ! Ils n’ont pas de prédisposition à tuer. Il ne s’agit nullement de pervers ou de psychopathes, ce ne sont pas des monstres. Breton note d’ailleurs que, tout au contraire, les donneurs d’ordre congédiaient les vrais psychopathes, c’est-à-dire les soldats qui prenaient un plaisir manifeste à tuer. Ces derniers risquaient même jusqu’à huit ans de prison, pour « brutalité lors du massacre » !
Le second constat contredit, par contre - en partie du moins - la thèse de Milgram… tout en la rejoignant, toutefois, autour de la notion de légitimité. Selon Breton, en effet, la plupart des exécuteurs ne le furent pas par contrainte. Il ne s’agissait ni de soumission à l’autorité, ni d’évitement du bâton. Il n’y avait, d’ailleurs, aucune sanction à la clé. Par conséquent, pour leur défense au tribunal, alors qu’ils étaient accusés de crime contre l’humanité, jamais les exécuteurs ne dirent : « J’ai été forcé ». Les donneurs d’ordre prévenaient, du reste, clairement : « Ceux qui ne veulent pas faire ce travail, qu’ils quittent le bataillon ». Les « refusants » (environ 20% des effectifs) étaient donc retirés avant le massacre.
C’est que, à la racine du processus, il y a, selon Breton (à la suite, d’ailleurs, d’Arno Mayer, historien américain, spécialiste de la Shoah), le principe vindicatif.
Tout démarre avec la phase de propagande : « Nous sommes agressés, et cela va continuer ». Ensuite - Himmler tenant la main de Goebbels -, la coercition entre en scène. Via dénonciation, écouter la BBC était, par exemple, un crime passible de mort ! En 1941, les journaux allemands titrèrent, six semaines de suite : « Roosevelt, et ses conseillers juifs, veulent stériliser la nation allemande ». Déni d’un côté, délire de l’autre. L’agression fantasmée - ou son projet, seulement - justifie donc la vengeance. L’exécution est une rétorsion légitime !
Mais le caractère atroce des actes à commettre n’échappe évidemment pas à l’exécuteur, puisque ce dernier n’est pas psychopathique. Exécuter devient, par conséquent, un acte de bravoure, un honneur, une vertu, un héroïsme… qui n’est pas donné à tout le monde !
Par ailleurs, le conflit intérieur ainsi engendré - entre devoir et valeurs morales - a fréquemment conduit les exécuteurs à développer une psychopathologie tout à fait spécifique. Celle-ci associait violence (en particulier conjugale), alcoolisme et colopathie généralisée. Ce trouble mental et psychosomatique avait d’ailleurs contraint les nazis à créer des hôpitaux spécialisés, pour sa prise en charge…
Dans ses lettres, l’exécuteur allemand écrit : « Nous avons été agressés, j’accepte de porter la vengeance - car je suis un homme vertueux -, mais j’en souffre en tant qu’homme ». Ou encore : « Là où les autres sont lâches, moi je m’y colle ! ». On se trouve donc face à une inversion complète des valeurs ; un pur délire !
Hitler lui-même n’affirmait-il pas, dans Mein Kampf : « Ce qui m’a coûté le plus dans ma vie est de me convertir à l’antisémitisme ; j’ai dû lutter contre moi-même pour me convaincre que les Judéo-Bolchéviques sont les fossoyeurs de l’humanité » !?
Dans les années soixante et septante, Milgram, se fondant sur ses expériences de soumission à l’autorité, avait fait de l’obéissance une des grandes taches aveugles psychosociologiques qui conditionnent nos vies.
Pour Breton, ce serait donc plutôt la vengeance qui joue sa partition dans les coulisses de l’humanité…