Chronique de mai 2014 Douleurs de l’âme (partie 1)

L’éventail des souffrances psychiques n’est pas bien large. Sur ce point, la nature ne s’est pas montrée des plus inventives. Derrière une variété apparente de douleurs morales ressenties, il n’existe, en effet, que quelques grandes souffrances psychiques de base. Toujours les mêmes ; la folie ordinaire, comme disait l’écrivain américain Charles Bukowski. Passons donc en revue ces quelques douleurs fondamentales. Nous développerons cette typologie sur trois chroniques.


La souffrance liée à hier

Lorsqu’un individu tend à se promener davantage dans le passé que dans le présent (et, a fortiori, dans le futur), lorsque le jadis le retient, l’englue même, lorsque le temps s’est arrêté au cadran de sa montre (pour paraphraser Aragon), c’est le vécu de dépressivité qui risque, alors, de s’emparer de lui. Et ce, principalement au travers du sentiment de culpabilité, lequel caractérise une souffrance psychique bien spécifique : la dépressivité de type anxieux.

Le sentiment de culpabilité est à la base du remords (le sujet se reproche alors d’avoir fait ce qu’il ne fallait pas faire) ainsi que du regret (le sujet se reproche, au contraire, de ne pas avoir fait ce qu’il fallait faire). Dans un cas comme dans l’autre, « kidnappé » comme il l’est par autrefois, l’individu se voit contraint de constamment comparer, de manière compulsive, son histoire à celle qui aurait dû être ; l’écart entre l’une et l’autre creusant inévitablement le lit de son abattement.

Bien évidemment, la situation inverse existe également : dans ce cas de figure, rien n’arrive à la cheville du passé, rien n’égale the good old days ! Cette autre souffrance, pareillement liée à hier mais sur le mode de l’idéalisation positive, porte le nom, vous l’aurez compris, de nostalgie (et comme disait Simone Signoret : « La nostalgie n’est plus ce qu’elle était » !).

La souffrance liée à aujourd’hui

Lorsqu’un individu ne vit que dans la bande extrêmement étroite – fine comme du papier à cigarette – ménagée par l’instant présent, lorsque tout se concentre, pour lui, sur le hic et nunc, c’est à nouveau un vécu de dépressivité qui se met à le guetter ¹. Mais d’une tout autre nature cette fois. Alors que la dépressivité liée à hier repose sur le « mal faire », celle liée à aujourd’hui repose sur le « mal être ». Je ne suis, en effet, qu’ici et maintenant. Je ne suis ni hier ni demain (voilà, d’ailleurs, le crédo des thérapies existentielles, Gestalt en tête). Du sentiment de culpabilité, l’on glisse ainsi vers le sentiment de honte. C’est d’être qui il est qui pose fondamentalement problème au sujet scotché au présent. Ou plus exactement, qui il est dans le regard d’autrui (alors que dans le cas de la dépressivité par culpabilité, c’est le regard porté par l’individu lui-même [sur ses actions, et non sur sa personne] qui l’abat). Une douleur de niveau supérieur, donc, puisque c’est l’identité qui est, ici, attaquée. On parle, dans ce cas, de dépressivité de type narcissique.

En outre, la capture du sujet par l’ici et maintenant (et son inévitable factualité) tend à générer un vécu de dépressivité « en creux », lequel repose sur un sentiment de vacuité ; vide engendrant, à son tour, un insupportable ennui, un manque cruel d’intensité.

Bien entendu, la dichotomie « hier => souffrance du faire / aujourd’hui => souffrance du être » est réductrice, mais elle permet de penser les choses plus aisément. Dans la réalité, ces deux souffrances sont davantage entremêlées, vous vous en doutez.

La souffrance liée à tout de suite

Lorsqu’un individu se montre obnubilé — fasciné — par l’instant d’après, lorsque son horizon se résume à un tout petit point de mire, juste devant lui, lorsque le futur immédiat l’emprisonne, c’est un accès aigu de tension qui risque alors de se saisir de lui. Une tension paroxystique, tant physique que psychique, communément appelée angoisse. Toute l’attention rivée sur l’obtention de résultats ultra-rapides (la performance, la satisfaction instantanée) ou sur l’évitement de quelque événement funeste (voire catastrophique), c’est l’angoisse de mort — démaquillée, à visage découvert — que le sujet doit alors affronter en combat singulier. Duel stupéfiant, sidérant, avec l’angoisse de la mort imminente : « La seconde qui suit, je serai peut-être déjà mort… » (des suites d’une rupture d’anévrisme, d’une thrombose, d’une embolie, etc. !)

Profitons-en pour noter, en passant, que la société actuelle — qui prône le tout-tout-de-suite, qui sacrifie au culte de l’immédiateté — passe son temps à « désépaissir le temps », nous privant ainsi de notre meilleur rempart contre l’angoisse de mort imminente. Et si notre époque est devenue à ce point anxiogène, c’est à dessein ! C’est que nous trouvons là un avantage précieux, un bénéfice substantiel, à utiliser ainsi la société pour rétrécir notre sensation de durée. Mais ceci fera l’objet d’une autre chronique…


¹ Vous avez probablement déjà eu l’occasion d’entendre, ici ou là, que la centration sur l’ici et maintenant est un exercice chaudement recommandé par de nombreuses disciplines visant le mieux-être, que leur origine soit orientale ou occidentale. C’est que cette centration permet de soulager les souffrances liées au passé et au futur, les plus communes, historiquement. Mais le mieux étant souvent l’ennemi du bien, l’excès de hic et nunc nuit également. Et ceci est d’autant plus vrai à une époque où la souffrance liée à maintenant est en constante augmentation (depuis quelques décennies, en effet, honte et ennui se trouvent être, dans nos sociétés postmodernes, les sources les plus fréquentes d’abattement).


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