Le mois passé, nous avons évoqué trois douleurs de base : la souffrance liée à hier (dépressivité de type anxieux [marquée par la culpabilité] et nostalgie), la souffrance liée à aujourd’hui (dépressivité de type narcissique [marquée par la honte] et dépressivité en creux [marquée par l’ennui]) et, enfin, la souffrance liée à tout de suite (l’angoisse). Voici la description de quatre douleurs supplémentaires.
Lorsqu’un individu vit davantage dans le futur que dans le présent (et, a fortiori, dans le passé), lorsque demain le captive, lorsqu’après-demain le passionne, c’est l’anxiété qui est, alors, au rendez-vous : un état chronique de tension (plus psychique que physique). Car le futur est incertain. Et jamais rien ne permet de réduire complètement cette incertitude. Aussi, le sujet en est réduit à ruminer des idées obsédantes : « Pourvu que tel événement funeste ne me tombe pas dessus ! », « Pourvu que tel événement souhaité se réalise ! » (et si tel est le cas, « Pourvu qu’il se produise le plus rapidement possible ! ») Et l’inquiétude de faire cortège.
Par parenthèses, notons que la notion de désir est calquée, tout entière, sur cette même dynamique : « Lorsque j’aurai ce qui me manque, la vie sera, enfin, une euphorie perpétuelle, une félicité éternelle » ! L’attraction des lendemains qui chantent, le magnétisme des miroirs aux alouettes… un état de tension permanent ! Voilà pourquoi, d’ailleurs, le bouddhisme a centré toute sa pratique du mieux-être sur l’extinction des désirs. En éteignant les désirs, c’est le feu de l’anxiété que l’on éteint par la même occasion.
Un des apports significatifs de Freud est, sans conteste, la formalisation du concept d’ambivalence affective. Le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence. La haine est du même côté que l’amour : celui de l’investissement affectif. Plus ce dernier est grand, plus le potentiel d’amour et de haine est grand. Plus je suis capable d’aimer, plus je suis capable de détester ! L’intensité de l’investissement émotionnel demeure, les valences permutent.
J’ai, du reste, une excellente raison de haïr la personne adorée. D’emblée, avant même qu’elle n’ait fait, ou dit, quoi que ce soit. Il me suffit, pour cela, de mesurer à quel point la relation qui m’unit à elle me plonge, ipso facto, dans une intolérable dépendance affective. D’un simple geste, d’un simple mot, la personne aimée peut faire de moi la personne la plus heureuse… ou la plus misérable de la terre ! Je lui en veux terriblement pour cela… Puis, je m’en veux de lui en vouloir !
Voilà donc le prix à payer pour accéder à l’unification de soi : le conflit intérieur (l’amour qui engendre la haine, la haine qui engendre la culpabilité), le déchirement interne entrainé par ma capacité à éprouver, pour la même personne, des sentiments à ce point contradictoires ; par ma propension à te haïr, toi mon fils, toi ma mère, toi ma sœur, toi mon mari, toi ma fidèle amie… au point même, parfois, de souhaiter ta mort !
Il suffit souvent d’un simple regard jeté sur l’assiette du voisin (comme dit le proverbe), et c’est parti : nous nous heurtons, instantanément, aux tortures engendrées par la convoitise, aux supplices infligés par l’envie. Cette souffrance se manifeste dès que nous constatons que l’autre possède quelque chose que nous ne possédons pas. Et nous voilà submergés par la rage de nous approprier ladite chose, de la posséder à notre tour, coûte que coûte. Car la chose est bizarrement devenue hautement intéressante, et nous nous sentons désormais incomplets sans elle. Le bonheur ne passera plus que par elle ! Nous nous sommes créé un faux besoin.
« L’herbe est toujours plus verte ailleurs », dit encore la sagesse populaire. La souffrance de la comparaison apparaît typiquement au sein des relations de type fraternel, que celles-ci soient réelles (au sein même de la fratrie) ou symboliques (sur le mode du compagnonnage).
Sur le plan relationnel, le développement psychologique d’un individu se marque par le passage d’une conception dyadique (sur le mode « il y a moi, ma mère, moi pour ma mère, ma mère pour moi… et rien d’autre »), à une conception triadique (« il y a moi, la personne aimée et le reste du monde ; ce dernier faisant office de tiers, tant pour moi que pour la personne aimée »). Dans cette conception du lien plus élaborée, il me faut donc supporter cette réalité — ô combien pénible — que la personne aimée n’est pas là exclusivement pour moi. Et celle-ci doit faire exactement la même chose avec moi.
La rencontre du tiers (sa prise en compte, plus exactement) spécifie un stade de croissance psycho-affective réputé crucial par les psychanalystes. Freud l’a baptisé complexe d’Œdipe (complexe, dans l’acception « ensemble organisé » [d’affects et de représentations mentales]). Et, dans le même temps, cette rencontre fait naître une souffrance inconnue jusque-là : la jalousie. Désormais, il y aura toujours un gêneur, une troisième roue au carrosse, un empêcheur d’aimer en rond. Et il va falloir apprendre à composer avec ce rival. Selon Freud, cet apprentissage se complète en deux temps : vers l’âge de six ans, d’abord, à la fin de l’adolescence, ensuite ; les deux étapes de la résolution du complexe d’Œdipe. Mais, en pratique, cette résolution est loin d’être la règle : l’apprentissage reste souvent (nous ne le savons que trop bien) fort lacunaire…