Dans de nombreuses sociétés traditionnelles (« peuples autochtones », selon l’appellation actuelle), l’âme des dormeurs apprécie toujours autant les petites escapades nocturnes inaugurées, jadis, par les Orphistes. Dans les tribus chamaniques de Sibérie et d’Océanie, par exemple, la conception orphique prévaut toujours, fidèle à elle-même.
L’âme voyageuse (ou l’une des âmes, car il y en a parfois plusieurs) prend son envol et s’élance vers des contrées inconnues et mystérieuses. Au cours de ses pérégrinations, elle visite le monde des ancêtres, celui des morts, des absents, des pas encore nés, des dieux, des êtres intermédiaires (anges et démons), etc. Et ces mini-trips lui font le plus grand bien : à chaque retour au bercail charnel, son « GPS spirituel » est pour ainsi dire implémenté par de nouvelles mises à jour ! Le cap existentiel est recalculé à chaque fois. Rêve après rêve, l’âme apprend ainsi à mieux cheminer vers son salut. Guidée par ces puissants satellites de navigation que sont les hôtes des divers territoires visités, l’âme trouve à s’orienter dans les méandres d’une existence où il est si facile de s’égarer.
Certaines précautions sont à observer, toutefois. C’est que le pigeon voyageur éprouve parfois des difficultés à retrouver le chemin du nid… surtout si celui-ci a changé de configuration, ou de place. Dans des conditions similaires, l’âme risquerait, elle aussi, de ne plus pouvoir réintégrer le logis… elle errerait alors à tout jamais dans les limbes.
Aux prises avec une si effroyable perspective, certaines sociétés traditionnelles ont pris les devants. La situation à éviter absolument est celle du réveil intempestif au beau milieu d’une escapade spirituelle. L’état vigile, en effet, pourrait se montrer nettement moins accueillant envers l’âme prodigue. Il pourrait même aller jusqu’à lui interdire tout accès au corps, à l’éveil… comme en sommeil ! La prophylaxie à adopter est, dès lors, des plus pragmatiques : le sommeil d’autrui est sacré, il est interdit de réveiller quelqu’un qui dort. Et puisque l’âme risque également d’avoir du mal à reconnaître sa demeure lorsque celle-ci a changé de place, autre règle de bon sens : interdiction de déplacer le corps d’un dormeur.
Mais d’autres sociétés, plus radicales, estiment que c’est là se contenter de demi-mesures. Si le but est d’éviter que l’âme puisse perdre son domicile, le mieux est encore de l’empêcher de le quitter ! Les « portes » corporelles empruntées par l’âme pour s’en aller bourlinguer ne pouvant être, en toute logique, que les orifices du visage, l’on retrouve, de par le vaste monde, de curieux rituels de coucher : occlusion des yeux, bâillonnement de la bouche et bouchage des oreilles… comme les trois petits singes de la sagesse chinoise ! Aux grands maux les grands remèdes : le tourisme spirituel est sacrifié, certes, mais mieux vaut une âme qui progresse lentement, que plus d’âme du tout !