Le mois passé, j’ai fait état d’un certain nombre d’expériences - menées dans le champ de la psychologie sociale - ayant pour objet la dimension « image » de la manipulation (le langage corporel). Ce mois-ci, place au « son ».
De très nombreuses techniques verbales de manipulation ont fait l’objet d’études par les psychosociologues.
Celle dite du Pied-dans-la-Porte (ou « doigt dans l’engrenage », ou encore « escalade dans l’engagement ") est sans doute la plus étudiée de toutes. Le simple fait d’accepter de réaliser un acte anodin (donner l’heure ou renseigner une direction, par exemple) prédispose à accepter une requête ultérieure, plus coûteuse (en argent, en temps, en éthique…). C’est ainsi que, alors que seuls 20% des sujets expérimentaux sollicités acceptent de donner une pièce à un compère qui demande de l’argent pour aller téléphoner dans une cabine, le taux d’acceptation monte à 80%, lorsque le compère demande - au préalable - où se trouve la cabine la plus proche ! Cela tient à plusieurs facteurs. Un premier a trait à l’auto-perception : ma réaction, lors de la première requête, prouve que je suis quelqu’un qui aide son prochain : quelqu’un de bien ; pour conserver cette image de moi-même (que je viens de me fabriquer), je suis obligé de m’y conformer lors de la seconde requête. Le deuxième facteur a trait à l’engagement : plus je suis engagé, plus la probabilité de produire des actes en lien avec ce primo-engagement est élevée : c’est ce qu’on appelle le besoin de « consistance interne » (ou « consonance cognitive »). Ainsi donc, après avoir dit « oui » un certain nombre de fois (à des truismes), j’aurai bien du mal à dire « non » (à une requête réelle, cette fois). Notons, au passage, que l’engagement est l’un des principaux déterminants mis à jour dans les célèbres expériences de soumission à l’autorité, conduites par Milgram. Pour rappel, ces expériences cherchaient à donner une explication scientifique, rationelle, à l’ahurissante obéissance dont avaient fait preuve tout ceux qui participèrent aux génocides et massacres commis lors de la seconde guerre mondiale.
Une variante du Pied-dans-la-Porte est le Pied-dans-la-Bouche ! Il s’agit, ici, de faire précéder la requête d’un « comment allez vous ? » (« how are you doing today ? »). Alors que seuls 10% des sujets acceptent, lorsqu’on les appelle au téléphone, d’acheter des biscuits au profit d’une organisation caritative, ce taux monte à 25% lorsque le compère demande au préalable : « comment allez-vous ? », et enchaîne ensuite par « je suis heureux - ou désolé (c’est selon) - de l’apprendre ». Ceci procède tant du besoin de congruence, décrit plus haut, que de la création d’une relation plus « intime » (totalement factice, bien évidemment).
La technique de la Porte-dans-le-Nez (« qui ne peut pas le plus, peut le moins ») est, pour ainsi dire, le négatif - au sens photographique du terme - du Pied-dans-la-Porte. En effet, le refus à une première requête va prédisposer le sujet à accepter une seconde requête. Et encore plus, une troisième ! La devise des marchands de tapis n’est-elle pas : « un client ne dit jamais trois fois non ! » ? C’est la base-même du marchandage. Partir d’un prix exorbitant, pour atteindre, ensuite, le prix souhaité. Dans l’expérience suivante, seuls 25% des étudiants sollicités acceptent d’accompagner, pendant l’été, des détenus pour aller au zoo ; mais 50% acceptent dès lors qu’il leur est demandé, au préalable, de devenir conseiller dans un centre de détention ! Le succès de cette technique repose, en grande partie, sur le besoin de respecter un pacte de réciprocité (pacte de base de toute relation humaine) : puisque tu as fait une concession (illusoire, bien sûr), je dois en faire une aussi (bien réelle, celle-là). Et le sentiment de culpabilité de souffler sur les braises avec joie : ayant refusé la première requête, il m’est - heureusement - donné l’opportunité de réparer cet acte obtus, lors de la seconde…
Les recherches menées, en psychosociologie, sur la manipulation, ont débuté au début des années cinquante. Ceci n’est donc qu’un très bref aperçu d’un corpus qui a plus de soixante ans, maintenant. Mais ce petit survol permet, toutefois, de réaliser combien la manipulation est au cœur de nos vies quotidiennes à tous. Consciemment ou, bien plus souvent, inconsciemment.
Et tant pis pour la bien-pensance !