Dans la Bible, Isaac est sauvé de justesse du bras menaçant d’Abraham, son père.
Ce bras est arrêté in extremis par Dieu - par l’intermédiaire d’un ange.
Pour les religions du Livre, le père sauve donc finalement l’enfant.
Qu’en est t-il aujourd’hui ? Que nous apprend la psychologie sur la paternité moderne ?
Nous vivons une drôle d’époque : aujourd’hui, ce serait plutôt l’enfant qui est chargé de sauver le père ! Ses deux parents, du reste. Aussi curieux que cela puisse paraître, il lui est en effet demandé de faire exister ses parents. De les confirmer en tant qu’individus, tout en légitimant leur couple.
Nous participons d’une société totalement fascinée par l’enfant. Sa juste place s’est de tout temps située à la périphérie. Depuis plusieurs décennies, il occupe une position nodale. Il se retrouve non seulement au centre de la famille, mais aussi du couple ; ce dernier n’ayant souvent plus que la parentalité pour toute conjugalité…
Plusieurs déterminants sociologiques sont probablement impliqués dans cette évolution. En première ligne, il y a certainement l’apparition de la pilule contraceptive. Depuis une cinquantaine d’années, les enfants sont désirés en Occident. Leur naissance fait suite à une décision, le plus souvent grave et extrêmement investie. Avant cela (et aujourd’hui encore, partout ailleurs qu’en Occident), les enfants venaient au monde, simplement, au gré des processus biologiques, tel un épiphénomène de la sexualité.
L’avènement de l’enfant du désir a totalement changé la donne. Jusque-là, la plupart des enfants éprouvaient un sentiment de reconnaissance, et même de culpabilité, vis-à-vis de leurs parents. Ayant reçu la vie, les soins et l’amour, ils se sentaient d’une certaine manière redevable, endettés à leur égard. Aujourd’hui, nous observons ce qu’on peut appeler une inversion de la dette trans-générationnelle. Ce sont désormais souvent les parents qui éprouvent de la culpabilité vis-à-vis de leurs enfants ! La génération concernée par cette mutation est donc perdante à chaque tour : elle a perdu avec ses parents, elle perd aujourd’hui avec ses enfants !
Etrangement, les parents d’aujourd’hui veulent se faire adopter par leurs enfants, et craignent plus que tout le rejet ! Afin d’acheter reconnaissance et amour, ils donnent à leurs enfants sans limites, et répugnent à user d’autorité. Ce qui est très fâcheux, car user d’autorité équivaut à autoriser ; c’est rendre l’autre libre grâce à l’instauration de repères clairs ; la liberté ne pouvant s’exercer qu’au sein d’un champ contraint. Et non contents de refuser d’assumer leur rôle traditionnel de point de référence extérieur, ce sont actuellement les parents qui s’identifient aux enfants, et non l’inverse. Aussi, auprès des enfants, les pairs remplacent-ils actuellement les pères, comme modèles identificatoires…
Voilà probablement comment - en instrumentalisant l’enfant pour se faire exister - les parents créent depuis quelques décennies une génération d’enfants-rois-tyrans. Voilà peut-être aussi pourquoi, faute de repères parentaux, les ados d’aujourd’hui recourent fréquemment à des épreuves personnelles. Véritables cérémoniels d’instauration de soi venant pallier ce manque : conduites à risque (« ordalies »), délinquance, tentatives de suicide, anorexie, toxicomanies, lacérations des bras, marquages du corps (tatouages, piercings, stretching, morphing…), etc.
Il est probablement temps à nouveau pour Abraham de revenir sauver Isaac…