Chronique d’avril 2019 De l’importance d’avoir un corps (Oniriques oracles, ce cruel défaut de signalétique, partie 3)

À l’état vigile, nous ne sommes conscients que d’une infime partie de la somme d’informations qu’il nous faut traiter en permanence. C’est là, d’ailleurs, l’une des principales différences entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle (IA).


Lorsqu’advint le jour fatidique où l’ordinateur eut la folle impudence de défier le plus grand joueur d’échecs au monde (Garry Kasparov, lors de ses rencontres historiques contre Deep Blue [en 1996], puis Deeper Blue [en 1997], les « super-ordinateurs » d’IBM), il se vit dans l’obligation de passer en revue, avant chaque déplacement, les milliards de coups possibles (Deeper Blue pouvait calculer, ainsi, jusqu’à 300 millions de coups par seconde !)… Alors que, dans le même temps, seuls 3 ou 4 coups étaient envisagés par l’esprit génial du champion russo-arménien ! Cette sélection ultra-drastique tenait en grande partie, bien sûr, à la très faible puissance « computationnelle » de l’intelligence humaine. Mais elle était aussi, et surtout, imputable à une autre caractéristique partagée par tous les êtres humains : celle de posséder un corps… lequel prodigue sensations et émotions. Un joueur d’échecs est donc parfaitement capable de réfléchir en intégrant cette dimension sensible de son être… ce qui lui permet de penser dans une direction donnée (sous l’effet de l’inspiration), plutôt que d’être obligé de le faire dans toutes les directions (à partir de la seule rationalité)¹. C’est grâce à ce corps que nous pouvons nous fier à notre intuition, à notre flair, à notre instinct, aux ressources protectrices de notre Inconscient… lequel se charge de traiter en douce la majeure partie des informations qui nous parviennent (de l’intérieur, comme de l’extérieur), préservant, ainsi, notre Moi conscient d’une inévitable noyade dans l’océan infini des informations à traiter (comme cela finit par se produire, au sens propre du terme, dans Drowning by numbers, le film hypnotique [et jouissif] de Peter Greenaway [1988]).

Notre esprit est, donc, tout à fait capable de capter (d’abord), intégrer (ensuite) puis injecter dans la trame de nos rêves (enfin) — tout cela à notre insu — les petits signes avant-coureurs d’événements qui ne se produiront, parfois, que bien plus tard.

Aristote fut l’un des premiers — quatre siècles avant J.-C., tout de même ! — à saisir l’importance de ces prodromes dans la formation des rêves prémonitoires. Selon lui, les rêves prophétisant l’apparition d’une maladie devaient leur existence à la perception subliminale de légères douleurs (nociception) durant le sommeil. L’échauffement d’une partie du corps (lié, disons, à un processus inflammatoire) — non consciemment perçu, mais capté, néanmoins, par l’esprit du dormeur —, pouvait se traduire, par exemple, par une scène de marche dans le feu.


¹Les systèmes d’IA actuels, de type Giraffe — basés sur les réseaux neuronaux, et l’auto-apprentissage —, font beaucoup mieux que Deeper Blue, bien sûr… mais nous sommes toujours à des années-lumière de l’intuition humaine.


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