Avant les grandes vacances, et ce, après avoir examiné la souffrance liée à hier (dépressivité de type anxieux), la souffrance liée à aujourd’hui (dépressivité de type narcissique et/ou en creux) et la souffrance liée à tout de suite (l’angoisse), nous avons parlé de la souffrance liée à demain (anxiété et désir), de la souffrance liée à l’unification de soi (ambivalence affective), de la souffrance liée à la comparaison (envie, convoitise) et, enfin, de la souffrance liée à l’existence du tiers (jalousie, rivalité). Voici la description des quatre dernières souffrances envisagées ici.
La souffrance liée à la perte
L’homme est totalement démuni face aux « jamais plus ». Il n’est tout simplement pas outillé pour supporter ce genre d’épreuve ! Il n’a pas reçu, à la naissance, le mode d’emploi dévolu au bon usage du renoncement. C’est pourquoi il utilise un subterfuge : il renonce sans renoncer… ce que la psychanalyse appelle le travail de deuil, ou encore « la technique des résidus » : « J’intègre (« incorpore » est plus exact) certaines reliques de l’objet perdu — des traits saillants (opinions, goûts, expressions verbales, valeurs, rôles, statuts, rituels, mythes, look, etc.), que je survalorise —, et les fais revivre à travers moi ». La personne perdue restera ainsi à tout jamais avec moi (« dans » moi) ! Ce processus repose sur l’utilisation d’un important mécanisme de défense du Moi : l’introjection (la capacité de faire siennes certaines caractéristiques de l’autre [le contraire de la projection]).
Mais le travail de deuil n’est pas toujours couronné de succès, loin de là. Il se révèle souvent parcellaire, et parfois même pathologique (c’est-à-dire bloqué). Qui plus est, tout type de renoncement peut être susceptible de faire souffrir : un deuil, en effet, peut être réel, symbolique ou imaginaire. Ainsi donc, se marier équivaut à se confronter au deuil du célibat, et de la liberté qui le caractérise ; emménager dans une belle maison, c’est se résoudre à faire le deuil du petit appartement charmant, de son côté pratique et des moments bohèmes et romantiques qui s’y sont lovés ; concevoir un premier enfant revient à faire le deuil du couple exclusivement conjugal, auto-suffisant et structuré prioritairement sur le mode de la séduction et de l’érotisme ; etc. Toute situation de rupture, tout changement brusque, tout choix de conséquence peut, en vérité, être assimilé à une expérience de perte.
Lorsque le travail de deuil est insuffisant, les souffrances résiduelles se déclinent alors au pluriel : sentiment de solitude, d’abandon, de manque, d’incomplétude, de castration, etc.
La souffrance liée au deux sans moi et au deux contre moi
La souffrance liée au deux sans moi est celle de l’exclusion. Elle est infiniment plus douloureuse que celle liée au simple sentiment de solitude. Car ici, si je me retrouve seul, c’est du fait du rejet opéré par mon prétendu groupe d’appartenance. Aux vécus de manque, de castration, d’abandon, se rajoute donc celui d’injustice, voire de trahison. Je suis « laissé pour compte », je « reste sur le carreau », je « compte pour du beurre »… la langue française n’a pas ménagé ses locutions pour qualifier ce vécu de mal-être, manifestement des plus fréquents. Lors d’une rupture sentimentale, au-delà du manque de l’autre, et au-delà de l’éventuelle exclusion opérée par cet autre et son nouveau partenaire, l’exclusion opérée par le réseau social (les amis du couple, généralement d’autres couples) provoque souvent une souffrance aussi vive, sinon plus, que celle engendrée par la séparation elle-même !
La souffrance du deux contre moi est celle du deux sans moi, avec une pointe d’assaisonnement en sus. Non seulement j’ai été éjecté de mon prétendu groupe d’appartenance, mais les membres de ce groupe se sont ligués contre moi ! L’alliance d’autrefois a donc fait place à une coalition, dont je fais désormais les frais. Les amis d’antan se sont mués en ennemis. Le sentiment de déloyauté, de trahison est à son comble. Et mon identité d’en prendre un fameux coup : qui suis-je, encore — que reste-t-il de ma personne —, dès lors que mon groupe identitaire s’est ainsi retourné contre moi ?
La douleur liée à la résonance
« Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? », paroles d’Hillel l’ancien, Ier siècle apr. J.-C. (reprises par Maxime Le Forestier, dans sa chanson L’Écho Des Étoiles).
L’être humain est un animal doué de compassion. Cela lui permet d’être sensible à la détresse d’autrui et, le cas échéant, de faire preuve de solidarité. Mais il arrive, parfois, que les frontières de l’être humain se révèlent par trop poreuses, trop perméables, voire même complètement délitées… Il n’est plus question, dès lors, d’empathie, mais bien d’amalgame, de confusion. Et la souffrance d’autrui de s’engouffrer, sans autre forme de procès, telle l’eau inonde la vallée lors de la rupture d’un barrage. Puis, même, comme si cela ne suffisait pas, la souffrance de s’amplifier, ainsi que dans une caisse de résonance ! Cette douleur en écho à la douleur d’autrui porte le nom d’apitoiement.
En tant que thérapeute, il n’est pas rare de recevoir des patients dont la seule plainte alléguée est cette souffrance en écho !
La souffrance liée au sentiment de déréliction
Enfin, l’ultime souffrance psychique envisagée ici est celle de la détresse humaine, celle du sentiment profond d’abandon. Elle désigne ce vécu, vertigineux, où l’homme réalise, avec acuité, qu’il est tout seul au monde (comme l’exprimait si bien Michel Berger, dans sa chanson Les Uns Contre Les Autres : « Mais au bout du compte/on est toujours tout seul au monde »), abandonné à son triste sort, à sa misérable condition d’être humain. Souffrance (post)moderne par excellence, la figure paternelle (réelle, symbolique et imaginaire) — bienveillante, protectrice, en charge de notre salut — étant la grande absente de nos sociétés occidentales.