Très vite après la découverte du REM (sommeil paradoxal), au début des années 1950, l’équation : Rêve = REM s’est imposée, en maître, dans le monde de la somnologie (la science qui étudie le sommeil). Et le grand public a suivi comme un seul homme… Le réducteur de complexité était trop beau.
Rêver rimait avec REMer, cela ne faisait plus l’ombre d’un doute.
Voilà pourquoi les proto-somnologues étaient convaincus que les rêves racontés à l’issue d’un réveil provoqué en sommeil orthodoxe (non-REM) — rares, mais non-inexistants — étaient, en réalité, des résidus mnésiques de rêves produits, préalablement, en sommeil paradoxal. Rêves rêvés en REM, donc — la théorie était sauve —, mais qui, pour d’obscures raisons, avaient décidé de s’attarder quelque peu en sommeil non-REM… Cette explication fut définitivement écartée lorsque des récits de rêves furent obtenus à la suite de réveils provoqués lors du sommeil orthodoxe précédant la première période de sommeil paradoxal !
Une autre croyance largement répandue, parmi les pionniers de l’exploration scientifique du sommeil et des songes, concernait le contenu des récits de rêves recueillis en sommeil non-REM. Contenu sensé se démarquer par des scenarii à la fois plus courts, plus réalistes, moins illogiques, plus pauvres (en perceptions, émotions, personnages, lieux, actions…), dans lesquels le rêveur s’impliquait moins et qui étaient racontés au moyen de moins de mots. Des rêves ressemblant, à s’y méprendre, à la vie réelle (il s’agissait, parfois, d’ailleurs, de scènes de la vie quotidienne), en somme. Pour prendre une analogie cinématographique, ces rêves évoquaient probablement davantage le néoréalisme italien d’un De Sica (comme dans Le voleur de bicyclette), que les films baroques d’un Buñuel (comme dans Un chien andalou), ou d’un David Lynch (comme dans Mulholland Drive). Ces songes n’avaient, pensait-on, ni la dimension imaginative, ni le côté irrationnel, « fou », « sans queue ni tête » — si chers aux surréalistes (André Breton, en tête) —, qu’on attribue, généralement, aux rêves.
Au cours de mes études de psychologie (à la charnière des années 1980 et 1990), la fameuse équation était encore toujours inscrite au programme. Gravée dans le marbre du fronton des temples de la somnologie et de l’onirologie (la science qui étude les rêves). Il me fallut donc apprendre à ânonner cette antienne : « En matière de rêve, point d’horizon au-delà du REM » !
Mais aujourd’hui, la plupart des chercheurs rejettent l’équation, que l’on croyait, pourtant, immuable…
Le doute s’est tout d’abord insinué dans le monde anglophone ; via, notamment, les travaux de chercheurs tels que Robert McCarley ou David Foulkes. En langue française, ce sont Lucie Garma et Isabelle Arnulf qui furent parmi les premières à répandre la bonne parole.
Si la présence de REM implique la présence de rêve (8 à 9 fois sur 10, du moins), l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Si p implique q, q n’implique pas nécessairement p ; par contre, non-q doit impérativement impliquer non-p (opération de base de la logique d’implication) : seule la « contraposée » est requise ; autrement dit, non-rêve doit impliquer non-REM : si un dormeur ne rêve pas, c’est que son encéphale génère du sommeil orthodoxe (mais rien ne lui interdit de rêver en sommeil orthodoxe). L’équation : Rêve = REM a donc fait place, aujourd’hui, à l’équation : REM => Rêve, ainsi qu’à son corollaire : Rêve => Tous les stades de sommeil (Rêve ? REM, donc).
Selon les acteurs du principal courant onirologique actuel (mainstream), le rêve appartient à tous les stades de sommeil, profond y compris. Ils plaident (presque) tous, aujourd’hui, en faveur d’un continuum onirique au cours du sommeil . Fini l’apartheid !
Les études de Foulkes, en particulier, le montrent très clairement : si le REM est effectivement favorable aux récits de rêves dans 80 à 90 % des cas de réveils provoqués, le sommeil léger le serait, au moins, dans 60 % des cas et le sommeil profond dans 20 à 30 % des cas (Dreaming As Cognition, 1994). Une étude relativement récente (Oudiette, 2012) rapporte, presque dix ans plus tard, des chiffres similaires : 80 % des réveils en REM interrompent un rêve en cours, contre 32 % des réveils en sommeil léger et 35 % des réveils en sommeil profond (il faut noter, toutefois, que, dans cette étude, lorsqu’il est réveillé, le sujet n’est pas invité à raconter son rêve, mais à s’exclamer uniquement : « C’était un rêve ! »).
En se basant sur les chiffres de Foulkes, et puisque le sommeil léger représente, environ, 60 % du temps total de sommeil, il fournit, donc, à lui seul, plus d’un tiers du temps de sommeil durant lequel nous rêvons (60 % de 60 % = 36 %) ! Par comparaison, le REM — qui ne représente, en moyenne, que 25 % du temps total de sommeil — n’octroie, quant à lui, qu’un bon cinquième du temps de sommeil durant lequel nous rêvons (85 % de 25 % = 21 %). Conclusion : sur une nuit de sommeil, c’est le sommeil léger — et non le REM — qui charrie le plus de rêves !
Une autre importante « mise à jour » réalisée par l’onirologie contemporaine concerne le contenu des rêves issus du sommeil orthodoxe. Même acquis au concept de rêve rêvé hors-REM, la plupart des chercheurs s’accrochaient, encore, néanmoins, à la notion de thématique moins riche et moins « folle ». Des données nouvelles — comme celles obtenues par Cavallero (un complice de Foulkes), ou par Foulkes lui-même — ont montré que la nature de ces rêves ne différait pas tant que ça, finalement. En fait, les récits sont surtout plus courts.
Au congrès annuel organisé par la Société Française de Recherche et Médecine du Sommeil (SFRMS), Isabelle Arnulf, la présidente actuelle, a évoqué — en 2012, à Bordeaux — le cas d’un sujet soumis à un « protocole Anafranil » (étude datant de 2002). Sous l’effet de ce puissant médicament (de la clomipramine, un antidépresseur tricyclique), le REM avait totalement disparu. Au cours d’une nuit passée au laboratoire de sommeil, le sujet avait, alors, été réveillé toutes les heures, ce, afin de recueillir ses éventuels récits de rêves. Ci-après, le contenu des récits de rêve obtenus lors de chacun de ces réveils (en sommeil non-REM, rappelons-le). Réveil 1 : une terrasse gigantesque au-dessus de la mer /un train passe /un bateau passe derrière des gens inconnus. Réveil 2 : violemment bloqué dans un couloir. Réveil 3 : parc d’attraction /camion qui s’enflamme. Réveil 4 : je prépare des cœurs d’artichaut. Réveil 5 : trafic d’enfants chinois. Réveil 6 : foot /ramasseur de balle à Roland Garros. Réveil 7 : je parle de dopage à la femme d’un cycliste… Des contenus indéniablement hallucinatoires, affectisés, vivants, mobiles, à la thématique diversifiée, imaginative, irrationnelle… sans queue ni tête !
Et pour finir, dans un cadre ayant plus trait à la pathologie, Mark Solms, un « neuropsychanalyste » sud-africain, a montré, dans une étude datée de 1997, que le rêve pouvait être parfaitement préservé chez des individus lésés au niveau du tronc cérébral, et privés, par conséquent, de tout sommeil paradoxal !