Chronique de mars 2025 « Achetez-vous une nouvelle machine ! » (Deux jubilés à six ans d’intervalle, partie 3)

L’article faisant état de la découverte du sommeil paradoxal fut intitulé : « Sur un stade d’activité électrique cérébrale rapide au cours du sommeil physiologique ».


Il était co-signé M. Jouvet, F. Michel et J. Courjon. On y découvrait, avec intérêt, les méandres d’un cheminement passablement sinueux. À l’origine, Jouvet s’intéressait au mécanisme d’habituation (fatigue) des réponses acoustiques à la répétition de stimuli sonores. Il jeta ensuite son dévolu sur le mécanisme d’habituation de la réaction d’éveil à la stimulation de la formation réticulée, une structure du tronc cérébral, sise dans le mésencéphale et le pont, dont le rôle-clé dans les processus d’éveil avait été démontré dès 1949, par l’équipe de Magoun et Moruzzi, à Los Angeles. C’est alors qu’il fit sa célèbre découverte, en analysant, conjointement, sur une série de cinq chats préparés endormis (Cf. la chronique du mois passé), l’activité électrique du tronc cérébral (enregistrée par électroencéphalographie sous-corticale) et celle des muscles de la nuque (enregistrée par électromyographie). Dans la foulée, il délaissa, définitivement, les phénomènes d’habituation, pour se consacrer, exclusivement, à l’étude du sommeil. Très vite, il constata que le tronc cérébral du chat endormi non lésé présentait le même type d’activité cyclique, proche de l’éveil, que celui du chat lésé. Et, de surcroît, que l’EEG cortical (qui mesure, donc, l’activité des neurones dans le cortex cérébral [« l’écorce » du cerveau, la matière grise située à la périphérie]) enregistrait une activité périodique rapide (qualifiée de « curieuse »), très similaire à celle trouvée dans le tronc cérébral. Sur un tracé électroencéphalographique cortical annoté par la main de Jouvet, on peut ainsi lire, jouxtant une période de ce qui allait bientôt devenir du « sommeil paradoxal » : « Le chat fait semblant de dormir ! » Lorsqu’il vint à Bruxelles pour présenter ses premiers tracés d’activité paradoxale au grand Bremer, celui-ci lui lança : « Achetez-vous une nouvelle machine, ces tracés sont remplis d’artéfacts [des parasites] ! » Ce à quoi Jouvet rétorqua : « Ces artéfacts doivent être bien intelligents pour survenir seulement lorsque le chat dort ! » Et Bremer de prophétiser : « Jeune homme, faite bien attention avant de publier vos résultats, car votre avenir scientifique sera compromis à jamais »… Les prédictions n’étaient pas son fort, manifestement.

Parvenus à cette troisième partie du récit, vous avez très probablement compris que sommeil paradoxal et sommeil REM, c’était bonnet blanc et blanc bonnet ! Ou, si vous préférez les expressions germaniques : patate et pomme de terre !

La seule véritable différence tenait, en vérité, à l’angle d’approche, diamétralement opposé. Tandis que l’équipe américaine cherchait, initialement, à établir un lien entre la profondeur du sommeil et les mouvements oculaires lents (!), Jouvet, pour sa part — se penchant, au départ, sur les mécanismes de l’éveil et de l’attention —, étudiait le tonus musculaire du chat au niveau de la nuque. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu que le futur « Sommeil Paradoxal (SP) » soit baptisé « Sommeil Atonie Nuquale (SAN) » ! Voici comment le choix — laborieux — du terme « sommeil paradoxal » s’est finalement imposé. Jouvet à son équipe, au début de l’année 1959 : « C’est une grande découverte, et il faut lui donner un nom. "Sommeil de niveau 1" (sommeil léger) ne convient pas, car un niveau n’est pas un état [de vigilance], c’est juste une mesure de la profondeur du sommeil. "Sommeil rapide" pourrait être opposé à sommeil lent, mais cela fait un peu SNCF. "Sommeil pontique`" serait précis, mais personne ne sait ce qu’est le pont. Le qualificatif "sommeil avec mouvements oculaires rapides" (sommeil MOR) est le pire, c’est pourquoi les Américains l’ont choisi [!] : la chouette ne bouge pas les yeux, mais la tête, et la taupe n’a pas d’yeux. On pourrait utiliser le terme "sommeil onirique", mais il faudrait être sûr qu’on ne rêve pas en dehors de ce nouvel état [on découvrira ultérieurement que si]. Enfin, il est évident que notre état ressemble à de l’éveil, à cause de l’activation corticale qui simule un véritable éveil actif : ce serait alors un "éveil paradoxal". Cependant, puisqu’il existe une atonie généralisée qui élimine d’emblée un éveil comportemental, je vous propose d’adopter à partir de maintenant le nom de baptême de "sommeil paradoxal", alors que l’autre sommeil serait le "sommeil orthodoxe". »

Comme souvent, en science, c’est en cherchant une nouvelle voie maritime vers les Indes, que l’on découvrit l’Amérique ! Comme le disait Claude Bernard (grand médecin et physiologiste français) : « Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, mais ce que d’autres cherchaient ! » En science, le fait de trouver autre chose que ce qui était initialement cherché porte le nom, poétique, de sérendipité. Ce qui est finalement trouvé étant, généralement, beaucoup plus important que ce qui était initialement cherché !


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