Rencontre avec un(e) somnophiliaque.
Dans la mythologie égyptienne, vieille d’au moins quatre mille ans, le cauchemar témoigne de la rencontre entre le Sphinx¹ (créature fantastique, chimère au corps de lion et à la tête d’homme) et la femme endormie… le Sphinx, frappé de somnophilie, s’emparant nuitamment du corps de la belle.
Même chose dans la mythologie grecque, deux à trois mille ans plus tard… mais en permutant les genres : le cauchemar procède, désormais, de la rencontre entre la Sphinge² (autre créature fantastique, chimère au corps de lion et au buste de femme) et l’homme endormi… la Sphinge collant ses seins sur le visage du « bel au bois dormant », ce afin de provoquer chez lui l’érection nécessaire à la réalisation des transports nocturnes souhaités. De ces amours morphéiques contre nature naitront une ribambelle d’êtres hybrides…
Au Moyen-Âge, et tout au long des Temps Modernes — avec des pics aux XVe, XVIe et XVIIe siècles (Inquisition et Chasse aux sorcières obligent) —, la doctrine chrétienne va envisager le cauchemar sous l’angle du stigmate de la rencontre sexuelle, à visée essentiellement procréatrice, entre le diable³ (ou un[e] de ses suppléant[e]s) et un(e) mortel(le) endormi(e). Lorsque l’être du mal est masculin (diable ou démon), il porte alors le nom d’incube⁴ (« couché sur », en latin) et prend possession de la belle endormie. Lorsque le malin est féminin (diablesse, démon femelle ou sorcière), il porte le nom de succube (« couché sous »), séduit l’homme endormi, et s’en empare. Les rejetons de ces unions non consenties viendront grossir les rangs des sorcières et autres suppôts de Satan. Dans une version plus sophistiquée, incube et succube ne forment plus qu’une seule et même créature. Une fois le sperme de l’homme récolté, le succube se transforme en incube, lequel utilise ladite semence pour engrosser une femme endormie (dans cette version, l’incube est donc dénué de sperme propre)⁵. Historiquement, incubes et succubes descendent de légendes sumériennes (mésopotamiennes, donc), reprises ensuite par la Bible hébraïque (dans le Livre d’Isaïe, Prophètes [Nevi’im]), le Talmud et, surtout, la Kabbale (le texte qui se rapporte à la dimension ésotérique du judaïsme). Lilith, première femme d’Adam (selon le premier des deux récits du Livre de la Genèse consacrés au jardin d’Éden), aurait été le tout premier succube (mais qui souhaitait se comporter en incube, ce dont Adam se plaignit auprès du Créateur… lequel remplaça, illico, Lilith par Ève). Et c’est également lui qui aurait pris la forme du serpent tentateur, responsable de la désobéissance d’Ève, et de la Chute subséquente de l’Homme. Et encore lui qui aurait inspiré à Caïn le meurtre de son frère Abel. Tout cela, selon un texte médiéval rédigé en Perse, d’inspiration talmudique, écrit entre le VIIIe et le XIe siècle : l’Alphabet de Ben Sira (prétendument, le fils du prophète Jérémie).
¹Encore un mot grec faisant référence à l’angoisse (il évoque la constriction, comme dans le mot « sphincter »).
²Littéralement : « qui étrangle » (avec ses seins, en l’occurrence), en grec toujours.
³« Le diable a été le chef d’orchestre des peurs médiévales », Jacques le Goff, historien médiéviste de renom (on en prend toute la mesure dans Le Nom de la rose, thriller médiéval d’Umberto Eco, paru en 1980, magnifiquement porté à l’écran par Jean-Jacques Annaud, en 1986).
⁴En langue française, le mot latin incube va oblitérer celui de cauchemar jusqu’au XIXe siècle. Son équivalent grec est ephialtès. Plutôt que « coucher sur », il signifie « se jeter sur », et évoque donc davantage l’agression violente que l’agression sexuelle… ce qui correspond mieux à la réalité du cauchemar.
⁵L’ensemble de ces considérations démonologiques figurent dans le principal manuel des Inquisiteurs : Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum, œuvre des dominicains Jacob Sprenger et Heinrich Kramer, parue en 1487).