Le logicien français Edmond Goblot reprend à son compte, en 1896 — trente-cinq ans après —, le modèle hypnopompique du rêve, initialement proposé par Maury, en 1861 (et présenté dans cette chronique, en octobre 2013, sous le titre : La théorie hypnopompique).
Rappelez-vous : si l’image et la sensation d’une guillotine lui tranchant le cou viennent conclure le rêve de Maury (songe dans lequel il comparait devant le tribunal révolutionnaire, face à Marat et Robespierre), et si cette image et cette sensation apparaissent suite à une vive douleur ressentie au niveau de la nuque (du fait de la chute inopinée d’une flèche du baldaquin suspendu au-dessus de son lit), le rêve tout entier ne peut avoir été généré qu’après que se soit produites et la chute de la flèche et la perception consécutive de la douleur ! Et puisque cette dernière a provoqué le réveil immédiat du dormeur, c’est donc en cet éveil qu’il faut voir, finalement, le principal auteur du rêve !
Le modèle hypnopompique (l’hypnopompe est le mot savant pour dire « réveil ») permet d’expliquer, notamment, les « rêves réveille-matin ». Il s’agit, vous l’aurez compris, de ces rêves dont toute l’intrigue est générée par la sonnerie du réveille-matin (et dont le scénario se conclut toujours, bien sûr, par une… sonnerie de réveille-matin). Des rêves produits, indubitablement, après l’exposition à la stimulation éveillante.
Dans son modèle à lui, Maury avait imaginé une genèse onirique ultra-rapide, de l’ordre de la milliseconde, dès le primo-déclenchement de l’éveil. Pour Goblot, en revanche, le processus est nettement plus lent et progressif. À l’image de l’éveil lui-même, du reste… qui est (tout comme l’endormissement) un processus généralement graduel (du fait, notamment, d’une importante désynchronisation entre le thalamus et le reste de l’encéphale), pouvant s’étaler sur une demi-heure, ou plus.
Et l’histoire ne s’arrête pas là. La théorie hypnopompique va trouver ses champions parmi les onirologues distingués des XXe et XXIe siècles.
Pour le philosophe américain Daniel Dennett, par exemple, l’éveil ne fait que piocher dans une banque de rêves préexistants. C’est la théorie dite de la « cassette » (de nos jours, on parlerait plus volontiers de Blu-ray, ou mieux encore : de streaming). Dans ce modèle, les « films oniriques » seraient « tournés » bien avant que le réveil ne se produise. Une immense « vidéothèque » abriterait, ainsi, lesdites cassettes — prêtes à l’emploi —, couvrant l’ensemble de la production des studios DreamWorks (qui n’ont pas attendu Spielberg pour exister !) Cette thèse permettrait notamment d’expliquer l’extrême rapidité avec laquelle un rêve complexe surgit au moment du réveil, comme s’il n’avait plus qu’à se déplier.
Pour Jean-Pol Tassin (neurobiologiste et cognitiviste français), également, l’hypothèse hypnopompique demeure la plus crédible. Selon lui, pas de doute : « l’éveil crée le rêve bien plus qu’il ne l’interrompt » (Le rêve naît de l’éveil, 1999).
Pour bien saisir sa position, appuyons-nous sur cette étrange découverte de la physique quantique : c’est l’observation dont elle fait l’objet qui permet à la particule élémentaire d’exister telle qu’elle se donne à voir ! Ainsi donc, le spin de l’électron (son sens giratoire) ne se décide à être « lévogyre » (il tournera vers la gauche) ou « dextrogyre » (vers la droite) que par la grâce de l’observation ; en-deçà de cet acte fondateur, le spin reste, tout simplement, indéterminé (on dit également « indécidable ») !
Eh bien, Tassin pense qu’il en est strictement de même pour le rêve ! Sans le réveil pour venir l’observer, le rêve demeure indéterminé, « indécidable », une simple virtualité. Tel un film gravé sur un disque Blu-ray, tant que ce dernier reste à l’abri de son boitier ; ou bien un film diffusé en streaming, tant que celui-ci ne fait l’objet d’aucune lecture. Car Tassin est convaincu, lui aussi, à l’instar de Dennett, et contrairement à Maury ou à Goblot, qu’une information mnésique préexiste, dans une sorte de répertoire, constituant l’ensemble du matériau onirique disponible. Mais Tassin ajoute une étape à l’opération : pour pouvoir être « révélé » par le réveil, le futur rêve doit avoir été préalablement choisi, puis activé, durant le REM. De sorte que, lorsque l’éveil finit par se produire (quel que soit le stade de sommeil dans lequel il finit par se produire), il ne fait plus que libérer une information déjà vitalisée. En moins d’une seconde, l’éveil se charge, alors, de mettre le rêve au monde : accouchement par césarienne ! Dans la terminologie de Tassin, le cerveau passe, en un instant, d’un mode analogique à un mode cognitif.