Chronique de janvier 2018 Avec quinze ans d’avance

Bien évidemment, Maury et Freud ne furent pas les seuls sur le coup. En Belgique, nous avons eu nous aussi notre précurseur : Joseph Delbœuf.


Ce Liégeois était — excusez du peu — philosophe, mathématicien, psychologue, philologue et hypnothérapeute (on disait encore « hypnotiste » de ce temps-là). Quinze ans avant Freud (en 1885 donc), il publia un ouvrage fort consistant, Le sommeil et les rêves (titre probablement « emprunté » à Maury), qui présente encore quelque intérêt même aujourd’hui. Dans son propre opus, L’interprétation des rêves, Freud ne manque pas d’ailleurs de s’y référer (de s’en inspirer ?)

Delbœuf s’y pose notamment des questions pertinentes quant au sentiment de certitude : quelle est l’origine de la croyance en la réalité du scénario onirique ? Durant son rêve (excepté si ce dernier est lucide), le rêveur est convaincu de vivre pour de vrai les diverses situations auxquelles il est confronté… de même que, aux prises avec son délire (et/ou ses hallucinations), le psychotique est convaincu de percevoir correctement la réalité extérieure.

Comme éléments de réponse, Delbœuf introduit les notions de certitude subjective et de doute spéculatif (« Nous accordons aux images du rêve la croyance de réalité parce que nous n’avons pas, dans le sommeil, d’autres impressions auxquelles les comparer »).

Il s’intéresse aussi, et surtout, au rôle prépondérant joué par la mémoire tant en amont qu’en aval du processus onirique (l’enchevêtrement rêve-mémoire est tel que, dans un article paru en 2016, le psychanalyste Guy Maruani propose le mot-valise « mémorêver »).

Il s’attarde en particulier sur la question, très intrigante, des rêves « hypermnésiques », ces songes au cours desquels le rêveur retrouve la mémoire de souvenirs totalement oubliés à l’état vigile (cf. la chronique de septembre 2013 : « Oniriques oracles » et, plus particulièrement, l’anecdote de l’Asplenium ruta muraria).

Michel Jouvet, le découvreur du sommeil paradoxal, rapporte à ce sujet une expérience similaire. À la mort de son frère aîné, il rêve d’une main dont les doigts sont coupés. Sa mère, à qui il raconte ce rêve, lui explique alors que, tout jeune, lorsqu’il avait commencé à dire ses premiers mots, il s’était mis à appeler son frère : « main »… Jouvet avait donc « oublié » cette anecdote pendant plus de soixante ans !

Et Delbœuf de conclure : « Toute impression, même la plus insignifiante, laisse une trace inaltérable, indéfiniment susceptible de réapparaître au jour dans le rêve ». Autrement dit, le rêve conserve un accès privilégié à un matériel mnésique ultra-confidentiel, un contenu classé « FYDO »… « For Your Dreams Only » !

Enfin, le proto-onirologue mosan ne cesse de marteler que le rêve est le fruit d’un appareil mental fonctionnant tout à fait normalement : « Dans le sommeil, hormis la perception, toutes les facultés de l’esprit, intelligence, imagination, mémoire, volonté, moralité, restent intactes dans leur essence ; seulement, elles s’appliquent à des objets imaginaires et mobiles ». Ce qui implique que le rêve n’est pas « insensé », il a un sens.

Point n’est besoin d’en dire plus : les idées de Delbœuf restent, manifestement, d’une belle modernité. Du reste, il n’est guère étonnant de retrouver certaines d’entre-elles à la pointe des débats — d’ordre constructiviste ou cognitiviste — qui animent l’onirologie du XXIe siècle.

Pour terminer, notons que Delbœuf a fortement inspiré un autre Liégeois : le merveilleux François Duyckaerts (qui a d’ailleurs consacré tout un ouvrage à son prédécesseur : Joseph Delbœuf, philosophe et hypnotiseur, 1993) — psychologue, psychanalyste, philosophe et germaniste —, dont la relecture phénoménologique de Freud a constitué, pour plusieurs générations de psychologues cliniciens (dont la mienne), en Belgique comme ailleurs, un si précieux enseignement.


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