Chronique d’octobre 2011 Rêver sur les rêves

Au moins 30.000 ans de questionnement sur les rêves (les peintures rupestres et pariétales en attestent), une bonne centaine d’années de recherche scientifique sur la question (discipline baptisée onirologie), déjà un jubilé pour la découverte du sommeil paradoxal (une des principales bases neurophysiologiques du rêve), et que sait-on, finalement, sur les rêves, aujourd’hui ? Sommes-nous, par exemple, en mesure de répondre à cette question toute simple : rêver, à quoi ça sert ?


Quoiqu’issus d’une démarche empirique, les savoirs onirologiques dont nous disposons actuellement ne constituent qu’un corpus de théories, des croyances. Même si, à l’évidence, certaines croyances sont un peu plus scientifiques que d’autres…

Le rêve, dans la perspective de la psychologie dynamique (issue de la métapsychologie freudienne), est une production mentale morphéique ayant pour fonction de traiter un vécu émotionnel potentiellement insupportable.

De quel vécu peut-il donc bien s’agir ? La souffrance psychique morphéique a fondamentalement trois sources principales. La première a trait à la problématique actuellement vécue par le rêveur au sein de son cycle de vie… ce qui l’empêche de dormir sur ses deux oreilles. La seconde est liée aux soucis vécus le(s) dernier(s) jour(s), The remains of the day, pour reprendre le titre d’un beau film. La dernière est, tout simplement, attachée à la condition même de l’homme endormi : une expérience angoissante, teintée d’un sentiment de perte de contrôle, d’abandon, d’impuissance et même de mort. Rappelons, à cet égard, que Hypnos (dieu du sommeil) est le frère jumeau de Thanatos (dieu de la mort). Cocteau ne disait-il pas, du reste, que « le sommeil n’est pas un lieu sûr » ?

Au matin, le traitement mental reste inachevé. Le travail sur les rêves, lorsqu’il est entrepris en psychothérapie, consiste, dès lors, à poursuivre — à l’état vigile — cette mentalisation entreprise durant le sommeil.

Freud a le grand mérite d’avoir fait du travail sur les rêves le noyau de sa cure psychanalytique. « Un rêve non interprété, c’est comme une lettre non lue », « Les songes n’ont aucune valeur dans leur sens littéral », « Nul ne peut comprendre son rêve sans interprète »… rapporte la sagesse juive, laquelle a certainement influencé Freud. Ce dernier invente la méthode des « associations libres », invitation à l’inflation des représentations mentales. Cette méthode permet d’interpréter les rêves d’une façon ouverte et ontologique, c’est-à-dire centrée sur la biographie du rêveur. Cependant, la méthode freudienne a ses limitations. D’abord, en tant qu’interprétation, elle est à la recherche d’une signification véritable (le « contenu latent »). Ensuite, elle est strictement rétrospective : elle se propose d’élucider des vérités du passé (un désir sexuel infantile, le plus souvent). Dans ce processus, elle emprisonne donc — à son insu — la mentalisation du patient dans une sorte d’entonnoir. C’est la Méthode Sherlock Holmes : enquêter, relever des indices, remonter la piste et trouver le coupable (le « désir inconscient »).

À l’instar des phénoménologues de la première moitié du XXe siècle, de nombreux thérapeutes pensent, de nos jours, que donner sens à un rêve consiste moins à débusquer une vérité du passé qu’à ouvrir des portes sur le futur (afin de résoudre des difficultés du présent). Il s’agit, tout à la fois, d’une approche prospective et constructiviste. « Co-constructiviste », devrait-on dire, puisque le sens d’un rêve va naître, au cours de la séance, à l’intersection de l’histoire du patient et de celle du thérapeute. En aucun cas comme une vérité. Mais comme une hypothèse de travail, opératoire, fruit du mariage de deux rêveries, de la formation d’un isthme entre deux esprits, qui n’a pour objet que d’aider à rendre plus supportable un vécu émotionnel insupportable. La machine à fabriquer des objets mentaux ainsi activée, la mentalisation prend son envol, dans une sorte d’entonnoir renversé. Et plus on s’éloigne du rêve, plus l’on rêve sur lui, plus on se rapproche de son sens. C’est la Méthode anti-Sherlock !

Freud disait que « le rêve est le gardien du sommeil ». Il entendait par là que le rêve se charge de traiter (par une satisfaction hallucinatoire du désir) la perturbation affective qui menace, sans cela, de réveiller le dormeur. Aujourd’hui, on est presque tenté de retourner l’adage (« le sommeil est le gardien du rêve »), tant le rêve apparaît comme primordial. Le sommeil fait, dès lors, figure de simple gangue abritant un inestimable diamant… la pierre brute du traitement mental.

Et le rôle du thérapeute qui travaille les rêves s’apparente, par voie de conséquence, à celui du tailleur de diamants, affinant la pierre afin d’en exprimer toute sa richesse.

Les techniques de taille sont multiples, mais, au-delà des techniques, ce qui importe le plus est la merveilleuse mise en résonance de deux appareils mentaux, celui du patient et celui du thérapeute, autour d’un contenu onirique, et au sein d’une relation particulière, celle, très spécifique, nouée en psychothérapie.

Qu’on se le dise : rêver, et, plus encore, rêver sur les rêves est probablement l’une des activités mentales les plus raffinées et les plus productives de l’être humain !


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