L’insomnie existe depuis toujours. Elle est structurelle, ontologique, liée à la condition humaine. Mais elle est également conjoncturelle, liée à la société d’aujourd’hui, aux spécificités de la postmodernité. Ce mois-ci, nous examinerons ses aspects structurels.
Nous avons beau nous être hissés, avec fierté, au rang d’être humain civilisé, nous n’en restons pas moins, pour autant, des mammifères : des animaux animés par un instinct de survie.
Or, pour le mammifère — et ce, depuis près de deux cents millions d’années —, dormir c’est prendre le risque de se faire dévorer tout cru par le premier prédateur venu ! S’abandonner aux bras de Morphée, de nombreuses heures durant (entre six et onze, en ce qui nous concerne) : pur suicide, ni plus ni moins ! Et cela est inscrit au plus profond de notre archicortex (le système limbique, appelé aussi rhinencéphale), la partie la plus ancienne de notre cerveau. En première analyse, l’insomnie peut donc être comprise comme une expression nocturne de la pulsion d’autoconservation propre à notre animalité, tout simplement.
Ensuite, pour l’homo sapiens que nous sommes devenu, dormir est — et ce, depuis quelques centaines de milliers d’années — un comportement qui entre en résonance avec ce qu’il ne sait que trop bien (avec son néocortex) : il va mourir, et il en ira strictement de même pour tous ceux qu’il affectionne. Contrairement aux autres animaux, en effet, l’homme a ceci de particulier qu’il est conscient de souffrir d’une maladie mortelle qui s’appelle… la vie ! Dans cette perspective, l’insomnie peut donc être vue comme un instrument nocturne de lutte contre l’angoisse de mort. Ou, tout au moins, la mise en place d’un dispositif permettant de ne pas amplifier celle-ci.
Mort symbolique, avant tout, liée à l’évidente similarité entre la mort et la phénoménologie du comportement sommeil : un corps gisant, entre quelques planches, sous un drap, dans l’obscurité, immobile, les yeux clos, etc.
Symbole associé, également, à la spécificité de l’expérience psychique vécue au cours du sommeil. Expérience dont le thème principal tourne autour de la notion de perte : perte du monde, de l’appui, de la conscience réflexive, du contrôle, des repères spatiaux et temporels, de la puissance, de la réactivité…
À bien y réfléchir, il faut avoir une merveilleuse confiance en la vie — et même une certaine dose d’héroïsme, voire d’inconscience — pour accepter ce jeu (de dupe) qui consiste à s’endormir. Confiance en l’assurance du réveil le lendemain, en la permanence du monde, en la survie des proches, en la persistance de son identité une fois les différents états de vigilance traversés…
« Le sommeil n’est pas un lieu sûr », disait, avec justesse, Jean Cocteau.
Du reste, dans la Grèce antique, Hypnos — le dieu du sommeil — était le frère jumeau de Thanatos – le dieu de la mort (tous deux étant les fils de Nyx, la déesse de la nuit).
Mort réelle, ensuite, liée aux dangers véritables encourus par le dormeur, du fait de son hypo-réactivité aux stimuli (tant intérieurs qu’extérieurs).
Dangers environnementaux : incendie, inondation, explosion, effondrement, catastrophe naturelle, etc.
Dangers liés à la criminalité : homicide involontaire (dommage collatéral lié à un saccage, un vol, un viol, un kidnapping…), meurtre, assassinat.
Dangers liés à un trouble du comportement en sommeil paradoxal (RBD, une pathologie neurologique associée à la maladie de Parkinson) : agressions commises, bien involontairement, par un partenaire de lit souffrant de ladite « parasomnie ».
Dangers liés à la biologie : un être humain a nettement plus de chances de mourir au cours de son sommeil ; entre 3 et 5 heures du matin, très précisément, lorsque sa physiologie est sous l’emprise maximale du « pilote automatique ».
En Occident, trois personnes sur dix rapportent une plainte d’insomnie. Avec une telle prévalence, peut-on encore parler sérieusement d’anormalité, de pathologie ? Et peut-on continuer à accepter, par ailleurs, que rien ne soit dit de l’avantage dont l’insomnie fait incontestablement bénéficier son porteur ? Celui d’assurer sa survie (tant sur un plan réel que symbolique), ainsi que celle de son espèce (puisque l’évolution a manifestement décidé de maintenir cette particularité chez homo sapiens), pendant le sommeil. Et la souffrance alléguée par l’insomniaque — la détérioration de sa qualité de vie (je ne parle pas, ici, des formes majeures d’insomnie, très minoritaires, lesquelles entraînent également un risque de morbidité : troubles métaboliques, cardio-vasculaires, immunitaires, oncologiques, mentaux etc.) — ne devrait-elle point être assimilée, dès lors, au prix à payer pour pouvoir bénéficier d’un tel avantage ?
À bien y regarder, le sommeil paradoxal (REM) est, d’ailleurs, lui-même, une sorte d’« insomnie » (l’activité cérébrale y est presque aussi importante que pendant l’éveil, et le seuil d’éveillabilité aux stimuli potentiellement dangereux extrêmement bas), périodique, incrustée au sein même du sommeil orthodoxe. De ce point de vue, les épisodes itératifs de sommeil paradoxal seraient comme les tours de ronde d’un gardien de nuit ! Une inspection des lieux, d’une durée de dix à vingt minutes, survenant, en moyenne, toutes les nonante minutes.
Selon cette logique, l’insomnie ferait suite, in fine, à la perte de confiance en l’efficacité de ces fameux gardiens de nuit !
On le voit, l’histoire d’amour ente l’homme et l’insomnie n’est pas prête de s’interrompre.