Chronique de janvier 2014 Inventer le réel

Au cours du XXe siècle, un paradigme s’est véritablement imposé dans le domaine des sciences : le constructivisme. De quoi s’agit-il, au juste ?


Selon ce modèle aujourd’hui prégnant, nous construisons en permanence la réalité qui nous entoure — par notre observation — bien plus que nous l’appréhendons. Et ce, sans nous en apercevoir, bien entendu.

Cela tient, tout à la fois, aux limitations intrinsèques de nos organes de sens, à celles de notre rationalité, à la part active jouée par notre cerveau dans le processus de perception et, last but not least, à l’influence de la sphère cognitive (suggestion), relationnelle (interaction), affective et symbolique — bref, notre psyché — sur notre façon de saisir le monde.

Reprenons brièvement chacun de ces points.

La rationalité limitée est une notion qui met en regard, d’une part, l’extrême lenteur du traitement des données (la puissance « computationnelle » du cerveau humain est infiniment inférieure à celle de l’intelligence artificielle) et, d’autre part, l’infinité des choix possibles qui s’offrent à l’homme. Elle justifie, dès lors, l’utilisation massive du mécanisme de rationalisation a posteriori, lequel consiste à légitimer nos pseudo-choix dans l’après-coup.

En ce qui concerne la perception, cette dernière est déjà en elle-même un traitement de l’information — effectué par notre cerveau —, et non une simple « préhension des données », tel qu’on a généralement tendance à le penser.

Laquelle préhension des données, réputée neutre — à tort —, est réalisée par nos organes de sens, lesquels distordent également le réel (en raison de leurs limites), et ce, dès l’entame du processus.

Tout ceci explique, notamment, l’existence des illusions d’optique, phénomènes tout aussi divertissants qu’instructifs, capables de mettre à jour certains des mécanismes responsables de la manière dont nous inventons le réel.

Pour prendre un exemple tout simple, il suffit de fixer pendant cinq petites minutes un carré rouge sur une page blanche pour que la couleur paraisse nettement plus pâle à la fin de l’expérience : les récepteurs visuels sensibles à la couleur rouge se seront, alors, quelque peu fatigués. Encore plus fort : si l’on regarde, immédiatement après cette première expérience, une page parfaitement blanche, un carré vert de dimension similaire apparaîtra comme par magie en son centre ! C’est que les récepteurs rétiniens sensibles au rouge — alors passablement saturés — auront laissé la main aux récepteurs des deux autres couleurs primaires : le bleu et le jaune ; dont la réunion donne… le vert.

Comme toute chose perçue, les couleurs sont donc des phénomènes relatifs. Elles n’ont aucune réalité immanente. Et encore moins permanente. Un tel rouge, pour vous, ne sera pas le même rouge, pour moi. Et après l’avoir fixé pendant cinq minutes, il ne sera même plus le même, ni pour vous ni pour moi !

Le paradigme constructiviste, un des plus remarquables de la (post)modernité, s’est imposé dans toute une série de disciplines.

À commencer par l’épistémologie, bien sûr, la branche de la philosophie qui se donne pour objet l’étude de la connaissance elle-même : « La conception que tout individu a du monde est toujours une construction de son esprit, et l’on ne peut jamais prouver qu’elle ait une quelconque existence », écrivait, à juste titre, Schrödinger, en 1958 (dans L’Esprit et la Matière). Puis en psychologie : c’est Piaget, l’immense psychologue du développement, qui en a, d’ailleurs, forgé le concept, dans La construction du réel chez l’enfant, son ouvrage de 1930. Tout comme en sociologie : selon William Thomas (sociologue américain, fondateur de l’École de Chicago et auteur du célèbre théorème portant son nom : « Si des hommes définissent des situations comme réelles, elles le sont dans leurs conséquences »), une simple rumeur est à même de créer la réalité dont elle prétend seulement faire état, comme la faillite d’une banque, par exemple (ce cas de figure est devenu un cas d’école pour les économistes) ; autrement dit, une fumée est tout à fait capable de générer son propre feu : « Il n’y a pas de feu sans fumée » se vérifie tout autant (sinon plus) qu’« Il n’y a pas de fumée sans feu », l’adage originel ! Pour la théorie de la relativité, c’est idem : d’après Einstein, excepté la vitesse de la lumière (unique constante dans l’univers), tout est relatif ; c’est-à-dire que la manière dont le monde nous apparaît est toujours liée aux conditions de la mesure. Et la physique quantique renchérit : à l’échelle des particules élémentaires, Planck explique que l’observateur créé le phénomène observé par le fait même de son observation (comme il détermine le spin de l’électron, par exemple — son sens giratoire « lévogyre » ou « dextrogyre » —, en l’observant, tout simplement) ; en deçà de l’observation, le phénomène est qualifié d’« indécidable » ! Et en biologie itou, comme dans la théorisation de Varela et Maturana (deux chercheurs chiliens) sur la notion de qualité émergente — réalité créée de toute pièce, dans un système, par l’interaction des parties en présence (comme un embouteillage se forme à l’heure de pointe) —, ou encore d’autopoïèse, l’auto-organisation du réel (une des caractéristiques idiosyncrasiques du vivant). Etc.

En psychothérapie, enfin, le constructivisme est, avec la cybernétique, l’un des concepts qui ont fait le plus progresser le champ (depuis la Seconde Guerre mondiale, disons). Il a creusé le lit, entre autres — par ordre chronologique —, de la méthode Coué (mère de toutes les psychothérapies), de l’hypnose ericksonienne, de la thérapie systémique (sous sa version « seconde cybernétique », en particulier, celle dans laquelle le thérapeute se sait être inclus dans un système thérapeutique qu’il contribue à créer), de la thérapie cognitive, de nombre de thérapies brèves, etc.

L’École de Palo Alo (berceau de la thérapie systémique et de la thérapie brève centrée sur le problème) a, pour sa part, baptisé l’intervention thérapeutique constructiviste de « prédiction qui se réalise d’elle-même », ou encore de « prophétie auto-réalisante ». Peu importe la véracité des paroles proférées par le thérapeute (ainsi que par le patient, du reste), ce qui compte avant tout est l’aspect opératoire de son propos : l’action potentielle que ce dernier peut avoir sur la souffrance du patient.

Le Talmud (le livre de la sagesse juive, rédigé il y a plus de mille cinq cents ans) n’enseigne finalement rien d’autre lorsqu’il affirme que « Tous les rêves marchent selon la bouche » ! C’est-à-dire que les rêves se réalisent conformément aux interprétations qu’en fait l’onirocrite (celui qui interprète les rêves). Tout onirocrite se transformant, ipso facto — suggestion aidant —, en oniromancien (celui qui prédit le futur via l’interprétation des rêves).


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