La psycholinguistique pose une question passionnante, à laquelle elle a, du reste, bien du mal à répondre : les mots traduisent-ils la pensée, ou bien, au contraire, l’autorisent-ils ?
Autrement dit, et tel que le bon sens le suggère, sont-ce les pensées qui viennent en premier, les mots n’assumant qu’un simple rôle d’ambassadeur (des représentants : auprès du moi conscient, d’abord, des autres, ensuite) ? Position exprimée, avec élégance, par Boileau, dans ces deux vers restés célèbres : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » (L’Art poétique).
Ou bien, au contraire, sont-ce plutôt les mots dont nous disposons — notre langage — qui déterminent les pensées que l’on peut se permettre d’avoir ? Thèse nettement plus audacieuse, pour ne pas dire paradoxale.
En ce qui me concerne, je vote clairement pour la seconde option : le langage d’abord, la pensée ensuite. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu », dixit l’Évangile selon Jean.
Cette thèse est particulièrement bien défendue dans 1984, le cultissime roman d’anticipation (dystopique, comme on dit aujourd’hui) de George Orwell. Le « novlangue » y est présenté comme un instrument linguistique de soumission à l’autorité, utilisé par tous les régimes totalitaires, sans exception. Il consiste en un langage appauvri à dessein, tant sur le plan lexical que syntaxique, basé sur l’idée que plus les capacités langagières sont réduites, plus les capacités de réflexion le deviennent à leur tour… en ce compris la faculté de critiquer l’État. Sans les mots pour la dire, la pensée ne peut être pensée.
Ce postulat implique que la justesse d’une pensée repose sur la justesse des mots choisis pour l’exprimer. Avec des mots impropres, impossible d’avoir une pensée juste. Et de renverser les vers de Boileau : « Ce qui s’énonce clairement se conçoit bien, et les pensées arrivent aisément » ! Ludwig Wittgenstein, le génial philosophe viennois qui a marqué la première moitié du XXe siècle (et dont l’influence sur la psychothérapie — tant psychanalytique que systémique — fut, et reste, déterminante), n’a d’ailleurs fait, sa vie durant, que « combattre la manière dont le langage ensorcelle notre intelligence » (Investigations philosophiques, 1953).