Le rêve ne se contente pas d’engendrer des relations très spécifiques (cf. chronique du mois passé) : il est, lui aussi, engendré par des relations très spécifiques.
Nous l’avons vu, raconter un rêve c’est prendre le risque de voir un jour cette confidence se retourner contre soi ! Cette façon de se rendre vulnérable, d’offrir à l’auditeur « le choix des armes » témoigne de l’immense confiance qui lui est accordée. C’est un cadeau qui lui est fait. Cadeau qui en appelle un autre, en retour, selon la loi ancestrale du potlatch (système de dons et de contre-dons, originaire d’Amérique et d’Océanie, portant sur des objets de valeur équivalente, ayant pour but d’honorer une personne tout en veillant à ne pas l’obliger). Ce faisant, le rêve finit par devenir un « objet transitionnel », un entre-deux, autour duquel se construit une complicité, une réciprocité, une solidarité… parmi les principaux piliers de soutènement du vivre-ensemble, de l’amitié, de l’amour…
Toutes proportions gardées, ce dévoilement de l’intimité fait également penser à une notion que les psychosociologues appellent, de nos jours (à la suite de Serge Tisseron, surtout [L’intimité surexposée, 2001]) — pour qualifier un comportement auquel sacrifient de plus en plus d’adolescents et de jeunes adultes (sur les réseaux sociaux, notamment) —, l’« extimité » (oxymore formé par la fusion des mots intimité et extérieur). La sphère privée offerte en pâture, sans pudeur, mais sans exhibitionnisme non plus (la volonté de choquer n’y est pas), sur une base réciproque.
Par analogie, le jeu croisé des récits de rêves (probablement aussi vieux que la communication, elle-même) pourrait être assimilé au jeu croisé de ces fragments d’intimité que sont, aujourd’hui, les messages écrits, photos, vidéos, musiques et autres Likes, « postés » par les internautes sur leur compte Facebook, ou sur le « mur » de leurs « amis » ! À ceci près qu’au commencement des âges, c’est sous forme de borborygmes, mimes, peintures et sculptures que les récits de rêves étaient, pour utiliser le même vocable, « postés » !
Question : pourquoi les rêves poussent-ils les rêveurs à se les raconter les uns aux autres ? Réponse : dans l’espoir de glaner une interprétation, bien évidemment ! Pour Tobie Nathan (le principal représentant de l’ethnopsychiatrie à la française, l’héritier de Georges Devereux), qui a consacré un ouvrage à la question (La nouvelle interprétation des rêves, 2011), le rêve n’existe que s’il est interprété par quelqu’un : « Le rêve a besoin d’un cueilleur, il a besoin du regard d’une autre personne […] En l’absence d’un cueilleur, et de son interprétation, le rêve se dilue et disparaît » !
Dans cette perspective, la nature de la relation dont dépend l’existence d’un rêve est davantage précisée : c’est une relation dans laquelle l’un raconte et l’autre interprète (après avoir écouté). « Tous les rêves marchent selon la bouche [de l’interprète] », rapporte le Talmud Bavli (Talmud de Babylone, datant du début du VIIIe siècle apr. J.-C.) : sans interprète, le rêve fait du « surplace ». Littéralement !
Ainsi donc, le rêve ne se contente pas d’engendrer des relations très spécifiques : il est, lui aussi, engendré par des relations très spécifiques.
Un ultime cap est franchi. Et un nouvel aphorisme s’impose, lapidaire : celui dont le rêve n’a pas fait l’objet d’une interprétation n’a pas rêvé !
La formule est extrême — provocatrice, sans nul doute —, mais, sur le fond, elle est loin d’être dénuée de sens…