Quant à Magritte, peintre de l’inconscient par excellence, ne confiait-il pas : « Je ne peins pas mes rêves. Lorsque je me retrouve dans un demi-sommeil, les objets se révèlent à moi par des jeux d’associations d’idées, ou d’affinités électives » ? Rêveries et hallucinations hypnagogiques, donc.
Tableau ci-dessus : Le thérapeute
Dalí, pour sa part, l’autre grand peintre de l’inconscient, ami de Jacques Lacan, attribuait ses visions au « mentisme » : notion psychologique peu usitée de nos jours, qualifiant un défilé d’images et de pensées ininterrompues, touchant parfois au délire, mais survenant le plus souvent hors de tout trouble mental. Ce phénomène, à la base de la célèbre « méthode paranoïaque-critique » du peintre catalan, se produit surtout à l’endormissement… auquel il s’oppose : les visions apparaissent donc à l’éveil, au cours des insomnies d’initiation subséquentes.
Seul André Breton, père du surréalisme, semble avoir fait exception (si l’on porte crédit à sa sincérité, du moins). Dès 1935, en effet, il se met à reconstituer ses rêves sous forme de maquettes qu’il baptise : « rêves-objets »… œuvres dont l’histoire de l’art n’a manifestement pas conservé un souvenir impérissable.
En dépit d’une vision romantique apparue au XIXe siècle, et toujours vivace au XXIe siècle, il nous faut donc bien admettre que seul l’état vigile est propice à l’inspiration. Cette vision romantique est entretenue, par exemple, par de nombreuses expositions de peintures (La Renaissance et le rêve, Musée du Luxembourg, Paris, 2013-2014 ; Le Rêve, Musée Cantini, Marseille, 2016-2017… pour ne citer que celles que j’ai eu l’occasion de visiter moi-même)… ainsi que par de non moins nombreux psys (une contre-vérité trouvée au hasard de mes lectures, sous la plume de Christiane Riedel, onirocrite jungienne : « On pourrait presque dire que les musiciens et les peintres sont inspirés par leurs rêves, qui sont source de leur créativité et de leur invention », Rêves à vivre, 1998) !
L’inspiration nécessite une modification de l’état de conscience, certes, mais en aucune façon celle de l’état de vigilance. Dans le catalogue de l’exposition Le Rêve, citée plus haut, on retrouve cette confusion si fréquente entre état de vigilance et état de conscience : « Le cerveau humain subit l’alternance de trois états : éveil [état de vigilance], sommeil [état de vigilance] et rêve [état de conscience] »… confusion conduisant entre autres à des raisonnements erronés sur de prétendues potentialités du rêve. Le surréalisme, mouvement artistique né dans les années 1920 (en réaction aux horreurs de la guerre), a largement contribué à la propagation de cette confusion. En 1923, André Breton, chef de file et théoricien du mouvement, déclarait que « la pierre angulaire de l’aventure surréaliste consiste à passer de l’état vigile à celui du rêve », et aussi que « l’éveil et le sommeil sont interpénétrés » ! Les surréalistes n’ont fait que recycler et mixer des notions psychiatriques empruntées à d’éminents praticiens de l’époque : magnétisme animal et états hypnotiques de Mesmer, automatismes et états seconds de Janet, processus primaires de l’Inconscient de Freud… joyeux salmigondis justifiant la source prétendument onirique — et donc morphéique — des œuvres surréalistes, alors que celles-ci procédaient, dans leur grande majorité, d’états modifiés de conscience obtenus… à l’éveil.
Celui qui fait œuvre de créativité¹, et plus encore de création², est embarqué dans une rêverie, un rêve éveillé, un trip, une aventure intérieure, un état second, un « délire », une transe, un état hypnotique, un état sophro-liminal, une méditation voire une hallucination hypnagogique (la personne n’est plus tout à fait éveillée, certes, mais elle n’est pas encore endormie [ou, pour le dire de manière plus exacte, certaines zones de son encéphale sont déjà endormies, alors que d’autres ne le sont pas encore) ou hypnopompique (certaines zones de son encéphale sont déjà réveillées, alors que d’autres ne le sont pas encore). Mais de sommeil, point… et de rêve, encore moins.
¹La créativité est un processus consistant à trouver une solution originale (statistiquement rare) à un problème posé en combinant des éléments préexistants, empruntés à des champs hétérogènes de la connaissance (la célèbre « bissociation » d’Arthur Koestler).
²À l’inverse, la création est un processus consistant à faire surgir une œuvre ex nihilo (c’est-à-dire à partir de rien), tel un démiurge. C’est là, du moins, la définition théorique… en pratique, c’est d’« innutrition » dont il est le plus souvent question : une inspiration puisée inconsciemment dans la culture dont l’artiste est imprégné.