Roland Pec
1. Le rôle
Le rôle est un schéma de comportement qui est escompté d’un individu dans une situation sociale donnée (notion d’attente de rôle). « Alors que le statut est l’ensemble des comportements à quoi un individu peut s’attendre légitimement de la part des autres, son rôle est l’ensemble des comportements à quoi les autres s’attendent de sa part. » (J. Stoezel).
Deux mécanismes sont essentiels pour rendre compte de la manière dont les rôles sont joués : la pression sociale (les normes - si la contrainte sociale est ressentie comme extérieure, et les « aspirations personnelles » - si la contrainte sociale est intériorisée), et l’imitation (un processus psychosociologique fondamental pour comprendre ce qui motive les comportements humains).
2. Les rôles "sexuels" (liés au genre)
Les rôles masculins et féminins sont par excellence des rôles institués. C’est-à-dire qu’ils correspondent à des différenciations socialement reconnues et que leurs modèles de comportement sont très extérieurs aux individus ; c’est la société qui les définit. Dans toutes les cultures, la différenciation sexuelle a donné lieu à des rôles distincts pour les hommes et pour les femmes. Ces rôles découlent des "natures" distinctes que chaque société assigne arbitrairement à ses hommes et à ses femmes. Ayant étudié sept peuplades océaniennes dans les années quarante, la célèbre anthropologue Margaret Mead affirme dans « L’un et l’autre sexe » que « L’une et l’autre de ces qualités s’est trouvée tantôt attribuée à un sexe tantôt à l’autre. Parfois, ce sont les garçons qu’on considère comme infiniment vulnérables et nécessitant des soins très particuliers, d’autres fois ce sont les filles. Certaines sociétés estiment que les femmes sont trop faibles pour travailler hors du logis, d’autres en revanche les considèrent comme porteuses éminemment qualifiées de lourds fardeaux - « car leur tête est plus solide que celle de l’homme ». Chez certaines, les femmes sont tenues pour incapables de garder un secret ; dans d’autres, ce sont les hommes qui sont les bavards. On retrouve toujours la distinction revêtant des formes infiniment variées, et souvent contradictoires, des rôles attribués respectivement aux hommes et aux femmes. On ne connaît aucune culture qui ait expressément proclamé une absence de différence entre hommes et femmes. »
Selon l’anthropologue américaine, cette division artificielle des rôles a pour fonction de développer chez chacun des caractéristiques propres (constructivisme), contribuant ainsi à former le sentiment d’identité. L’indifférenciation sexuelle pèserait dès lors comme une menace redoutable sur cette identité et, partant, sur le sentiment même d’exister. Elle affirme ainsi que le sentiment d’appartenance à un sexe prime sur ce qu’elle appelle "la solidarité sociale". « La fille issue d’une race qui se considère comme supérieure vous dira qu’elle préfère être femme dans une race considérée comme inférieure plutôt qu’homme dans la sienne. » ! Notons à cet égard que la circoncision, pratiquée par les juifs, les musulmans et de nombreuses sociétés traditionnelles, consiste, en partie du moins, à ritualiser l’appartenance du jeune garçon au genre masculin, à dramatiser le renoncement à la bisexualité ; selon le psychanalyste Groddeck, en ôtant son prépuce au garçon, on ôte en fait le « vagin » qui recouvre son pénis ; et selon Bettelheim, la circoncision détache le garçon de la mère (en modifiant le corps créé par elle), introduisant ainsi le garçon dans la communauté des hommes ; de même, l’excision (clitoridectomie) contribue à séparer les filles de leur part masculine, et à les faire appartenir ainsi officiellement au genre féminin.
3. Les conséquences de 1960
Les considérations de Mead datent de 1948. Mais depuis une cinquantaine d’années, et plus précisément depuis la commercialisation de la pilule de Gregory Pincus en 1960, la donne a profondément changé. Les femmes des sociétés occidentales ont commencé à refuser que l’anatomie pèse encore et toujours sur leur destin (pour citer la célèbre formule de Freud). Se mettant à contrôler la procréation, et, donc leur corps (grâce à la pilule contraceptive, l’avortement, la procréation médicalement assistée – PMA…), les femmes ont opéré en Occident une véritable révolution. Les changements ne se sont pas fait attendre. Aujourd’hui, la division sexuelle du travail est pratiquement abolie ; les stéréotypes de l’homme viril et de la femme féminine sont considérés comme obsolètes ; les rôles parentaux sont pulvérisés.
On peut dès lors penser qu’en mettant fin au schéma universel de la différenciation des rôles, notre civilisation s’est engagée sur une route inexplorée...
Qu’en est-il du rôle féminin dans cette nouvelle ère ? A-t-il réellement perdu toute spécificité, ou joue-t-il encore sa partition en coulisse ? Assiste-t-on à l’avènement de l’androgyne ou à la perpétuation secrète de l’éternel féminin ?
Pour répondre à ces questions, je propose de différencier le rôle manifeste(discours officiel, superstructure) du rôle latent(scène inconsciente, infrastructure), et d’analyser l’un et l’autre séparément.
A travers les âges, le rôle manifeste de la femme a subi de nombreux changements de direction.
1. Lucie, la femme au foyer originelle
La division sexuelle des tâches n’existe pas chez l’animal (sauf chez le chimpanzé, lequel est probablement plus proche de la lignée des hominidés que de celle des singes). Chez les carnassiers, mâles et femelles chassent de la même manière (y compris les lions, la plupart du temps). Chez les primates (les animaux les plus proches de nous), la recherche de nourriture est individuelle et ne donne lieu à aucune spécialisation sexuelle. A l’inverse, chez l’homme, la différence sexuelle a toujours donné lieu à la division sexuelle des tâches. Cette règle est à ce point universelle, qu’elle occupe un statut analogue à celui que Lévi-Strauss conférait à la prohibition de l’inceste. Ces deux règles fondent véritablement la société humaine.
Deux hypothèses explicatives (biologiques) :
1.La division sexuelle des tâches est probablement liée à la perte progressive de l’œstrus et du rut (qui a lieu chez les mammifères de mi- septembre à mi-octobre). C’est à dire que les femelles se sont mise à avoir des rapports sexuels à des moments quelconques de leur cycle et de l’année, ce qui les sédentarise (elles sont tout le temps enceintes et tout le temps maman). Ainsi débutent au temps de Lucie, notre mère australopithèque (dont le statut de femme est d’ailleurs quelque peu remis en question aujourd’hui…), il y a 3 millions d’années, les prémisses de la vie de couple et de la famille nucléaire.
2.Par ailleurs, cette division est concomitante des débuts de la bipédie. Se mettant debout, il y a 2 millions d’années, les hominidés femelles (homo erectus) ont commencé à porter leur nourrisson dans les bras ou à les fixer sur le dos ; ce qui a dès lors rendu mal aisée la capture des animaux. Tout ceci a contraint les femelles ainsi que leurs petits à une immobilité croissante. La mère s’occupe de plusieurs petits à la fois, elle ne se déplace plus et passe sa vie sur un territoire restreint, qu’elle connaît par conséquent à fond. Ce faisant, elle va se mettre tout naturellement à se spécialiser dans la cueillette des végétaux, pendant que le mâle continue de partir à la chasse.
2. La complémentarité de l’homme deux fois sage
L’homme de Cro-Magnon, le premier représentant d’homo sapiens sapiens en Europe (plus ou moins 30 000 ans, en Dordogne), mâle, physiquement supérieur, partait à la chasse tandis que la femelle, immobilisée par ses grossesses, se réservait la cueillette. Chacun était indispensable à l’autre, car complémentaire (notons que l’alliance des légumes et de la viande assurait ainsi l’équilibre alimentaire). Ce faisant, et pour citer le célèbre préhistorien Leroi-Gourhan, les sexes ont vécu sous l’angle de la collaboration tout au long du paléolithique supérieur (de 35 000 à 10 000 ans) et du mésolithique (de 9000 à 7000 ans), c’est à dire pendant plus ou moins 30 000 ans. L’homme qui, fort de son physique, a dominé la femme de tout temps serait donc un mythe. Pour illustrer ce dernier point, Margaret Mead nous donne un exemple contemporain : chez les Tchambuli, une peuplade d’à peine six cents personnes vivant au bord d’un lac de Nouvelle-Guinée, les femmes sont vives, sans parure, dominatrices et travailleuses, alors que les hommes, décoratifs et couverts d’ornements, font de la sculpture, de la peinture et de la danse, et sont plutôt soumis.
3. L’empire des Vénus : apogée du prestige féminin
Il y a quelques 7000 ans apparaît une transformation radicale de la vie quotidienne : la chasse et la cueillette font place à la domestication de l’animal et de la plante ; c’est la révolution néolithique, une révolution technique. La femme va s’avérer être au centre de cette brusque mutation, et son prestige va véritablement monter en flèche. Un des arguments de cette thèse est l’apparition des Vénus. On a retrouvé en effet un nombre impressionnant de sculptures et de représentations diverses de déesses datant du néolithique. Le raisonnement des protohistoriens est le suivant : puisque les religions d’alors, tout comme les idéologies d’aujourd’hui, n’étaient pas coupées du monde réel, les Vénus témoignent certainement de la place centrale occupée par la femme dans la société.
Deux hypothèses explicatives :
1. Au cours de cette période où l’être humain commence à maîtriser la nature plutôt que de se contenter de la subir, ce sont les femmes avant tout qui font pousser les produits de la terre. Leroi-Gourhan défend même l’idée que l’agriculture est une invention féminine, trouvant son origine dans l’horticulture. De surcroît, on pense aujourd’hui que ce sont les femmes qui ont inventé les outils. Chez les chimpanzés, espèce extrêmement proche de la nôtre (nous avons 97 % de gènes en commun), ce sont effectivement les femelles qui créent les outils (tels « le marteau » et « l’enclume »), les utilisent et transmettent le mode d’emploi à leurs filles.
2. Par ailleurs, il semble de plus en plus certain que dans les croyances ancestrales, l’homme n’intervenait que très peu, voire pas du tout, dans la procréation ! On concevait probablement la reproduction de l’espèce comme une sorte de parthénogenèse (procréation sans fécondation), conférant ainsi aux femmes le pouvoir grandiose, et exclusif, de créer la vie. Un pouvoir de nature littéralement divine. Progressivement, les valeurs de la vie vont ainsi l’emporter sur la fascination de la mort (qui était bien entendu l’apanage de l’homme, du chasseur).
A la femme était donc réservées la fertilité végétale et la fécondité humaine. Les Vénus étaient dés lors des déesses-Terre et des déesses-Mère. Les représentations que l’on en faisait tenaient en un cercle, comprenant les seins, le ventre, le pubis et les hanches, le tout hypertrophié, véritable « cercle magique de la fécondité » (Elisabeth Badinter).
Parallèlement au sacre de la femme, se produit le déclin de l’homme. Abandonnant la chasse pour élever son troupeau, on peut facilement imaginer le coup porté à son prestige. De véritable héros osant se mesurer à d’effrayantes bêtes sauvages, il se mue en paisible pâtre, parfaitement inoffensif… L’ascension de l’un fut donc bien concomitante de la chute de l’autre.
Cette suprématie féminine va se maintenir pendant 2 mille ans environ. La société d’alors est véritablement matriarcale. Il est intéressant de noter qu’on retrouve encore ce genre de société de nos jours chez les chimpanzés bonobos, l’espèce la plus proche de la nôtre (99% de gènes en commun, ils se déplacent debout, copulent face à face, s’embrassent sur la bouche, etc.) ; chez eux, la domination du groupe est le fait d’une femelle, la matriarche, qui souffle véritablement le chaud et le froid.
Puis, l’équilibre va progressivement se rétablir. A l’âge des métaux (de - 4000 à - 2000 ans), on va voir apparaître des dieux masculins aux côtés des déesses (un exemple de dualisme divin apparu lors de la période mégalithique, à partir de – 3000 ans, est l’association des menhirs - masculins et célestes , et des dolmens - féminins et terrestres). Et rien ne nous interdit de penser que la relation entre les sexes était, à cette époque bénie, pendant environ 2000 ans, à l’image de ces couples de dieux qui se partageaient le ciel et la terre : égalitaire.
4. Les déesses sont tombées sur la tête : la domination des hommes
Au Moyen-Orient, à l’âge du Bronze (en -1800), s’opère une véritable révolution religieuse : le remplacement des déesses d’antan par un dieu tout-puissant. En moins de 1000 ans, Brahmâ, Zeus, Jupiter et Yahvé s’imposent aux hommes comme les pères de l’humanité. Ces déesses renversées témoignent de l’avènement d’une nouvelle ère : celle du patriarcat (celui-ci étant, pour rappel, une forme de famille fondée sur la domination paternelle et sur la patrilinéarité). Adorer Dieu, c’était abandonner la Mère pour le Père. Chouraqui, le célèbre traducteur de la bible, dit que la famille biblique est « endogamique (on se marie avec un membre de sa propre parentèle), patrilinéaire (la filiation vient du père), patrilocale (on réside là où résidait le mari) et polygame (en fait : polygine) », et aussi que « le père peut vendre ses enfants ou les offrir en sacrifice ».
Pourquoi le patriarcat apparaît-il ? Probablement parce que la révolution néolithique a entrainé une accumulation de richesses, que la convoitise à ainsi été attisée, et que les guerres ont dès lors commencé à se généraliser. Ce qui a régénéré le culte du héros et le culte de la force physique. Les muscles sont revenus ainsi conférer à l’homme le prestige qu’il avait perdu depuis le néolithique. Le patriarcat stricto sensu fut introduit en Occident par la démocratie athénienne au Vème siècle avant J.-C. « C’est l’homme qui transmet l’âme, principe divin qui fait de l’être vivant un humain. Comme tel, il est supérieur à la femme dont la matière est dénuée de forme et de raison. » (Aristote).
L’acte fondamental du patriarcat fut de reconnaître sa paternité biologique à l’homme (d’où la patrilinéarité). Partant, la procréation et la filiation se sont trouvées être du ressort de ce dernier. On retrouve cette préoccupation de la paternité dans les rituels de couvade, très largement répandus dans les sociétés traditionnelles : une stratégie pour les hommes de prouver leur paternité ; notons que dans les sociétés occidentales, ces rituels existent également, mais sous la forme déguisée de symptômes psychosomatiques : prise de poids, troubles dentaires, troubles ORL, orgelet... Le concept de paternité va même beaucoup plus loin avec la notion du « pater familias » qui apparaît dans la famille romaine. Ce chef de famille omnipotent, outre son droit de vie ou de mort sur ses enfants, pouvait exercer un droit de regard sur la filiation ; il pouvait ainsi exclure un membre de la famille ou bien au contraire y adjoindre un étranger (comme César le fit avec Brutus). Le patriarcat eut donc comme principale conséquence de déposséder les femmes de leur rôle traditionnel de procréation et de filiation. Afin d’officialiser cela, les hommes ont inventé le mariage ! « Désignant qui sont les pères, les rites du mariage ajoutent une autre filiation à la filiation maternelle, seule évidente. » (Margaret Mead). Et l’obsession des hommes quant à la fidélité des femmes a pour essentielle finalité de protéger leur filiation : en épousant une femme, le mari prend possession de son ventre et de tout ce qu’il abritera. Le patriarcat est donc venu répondre à la profonde inquiétude de l’homme quant à la réalité de sa paternité. Angoisse à laquelle met potentiellement fin les récents tests de paternité… avec quel impact sur le devenir des relations homme-femme ?
Tout au long de l’antiquité (à partir de -3000), du moyen-âge (à partir de 476) et des temps modernes (de 1453 à 1789) (ce qui ne représente somme toute que 3 à 4 millénaires), le patriarcat régnera en maître. Les femmes y joueront le même rôle au fil des siècles : se mettre au lit et mettre au monde…Depuis l’invention du patriarcat, les sociétés matriarcales ont périclité partout dans le monde. Seuls subsistent quelques vestiges, comme la tribu Na dans le Yunnan, tel qu’ à l’ouest de la Chine et au nord de l’Inde (au Népal, au Ladakh, le peuple tibétain Somo…), entre le Yunnan et le Sichuan, le peuple Kunuma dans la région nilo-saharienne ou les tribus iroquoises au sud du lac Ontario. On retrouve dans ces sociétés la matrilinéarité et la polyandrie.
5. Le triple parricide : la femme contre-attaque
La révolution française va s’articuler autour d’une triple exécution, un triple parricide en l’occurrence. Les trois pères à qui l’on va successivement trancher la tête sont le Roi, Dieu et le Père. Remarquons que le besoin de fraternité dut être particulièrement prégnant pour les révolutionnaires ; et ceci en référence à Freud, lequel a montré que le sentiment de fraternité prend naissance autour du meurtre du père perpétré en commun ! Sur ce point de la fraternité, notons encore la réflexion du philosophe Jean Lacroix : « La démocratie moderne se présente comme une recherche de fraternité accompagnée d’un refus de paternité. ». Les Temps Modernes furent ceux de la royauté, de la religion et du patriarcat ; l’époque contemporaine sera donc celle de la république, de la laïcité et de l’égalité en droit des sexes. Sur le plan idéologique du moins... Condorcet fut sans doute le premier homme politique à militer pour l’égalité des sexes. Son projet de décret de 1792 (droit des femmes à l’éducation, car seuls sont libres ceux qui ont accès à l’instruction) n’eut pas le moindre début d’exécution, mais les idées étaient du moins posées. Dans les faits, pendant près de deux siècles, les femmes ont dû lutté pour leurs droits civiques, éducatifs et, in fine, corporels (le contrôle de la procréation). Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que l’égalité civique et éducative des sexes devienne une réalité en Occident.
A ce propos, rappelons quelques dates : en 1869, l’état du Wyoming est le premier à accorder le droit de vote aux femmes (3 ans seulement après l’abolition de l’esclavage !) ; en 1929, toutes les femmes peuvent voter aux Etats-Unis ; en France, les femmes devront attendre 1944 (De Gaulle). En 1879, les Françaises acquièrent le droit d’intégrer les écoles normales afin de devenir institutrices ; en 1914, elles peuvent passer leur bac et, en 1924, elles peuvent entrer à l’université. En 1957, le traité de Rome proclame le principe « A travail égal, salaire égal ». En 1917, l’infirmière américaine Margaret Sanger distribue les premiers diaphragmes (Birth Control) ; c’est encore elle qui en 1951 sollicite le Dr Pincus pour la mise au point d’un contraceptif oral ; ce dernier verra le jour en 1960 ; l’avortement est légalement accepté en Angleterre en 1967, aux Etats-Unis en 1973 et en France en 1975. Il est intéressant de noter que les deux guerres mondiales ont beaucoup fait pour l’émancipation des femmes ! Ne fusse-que parce qu’elles ont éloigné les hommes !
Il serait en outre dommage de ne pas citer, dans cette brève chronologie du combat des femmes, le cas assez exceptionnel des Précieuses. Ces féministes avant la lettre militaient entre 1650 et 1660, en France, pour leur droit à l’ascension sociale, à la dignité et au savoir ; elles combattaient l’autoritarisme de père et du mari, et s’insurgeaient contre l’obligation du mariage et de la maternité. Comme on le sait, cette attitude les conduisit à se faire traiter de « ridicules » par leurs contemporains…
6. Les années mutantes : l’avènement de l’androgyne ?
L’Occident des années soixante et septante est le lieu de transformations sans précédents. A la suite d’Elisabeth Badinter, on peut véritablement parler d’« années mutantes ». La révolution est cette fois-ci à la fois médicale et éthique. Il s’agit bien entendu du contrôle de la procréation. Et dans la foulée, l’antique amalgame chrétien amour/sexualité/procréation vole en éclat, donnant naissance à trois notions parfaitement distinctes ! Ensuite, les femmes ont mis fin à l’ancestrale division sexuelle du travail (même si les rétributions et les pouvoirs sont encore distribués de manière inéquitable, les femmes ont accès, pour l’ensemble, aux mêmes professions que les hommes). Et enfin, le mariage ne constitue plus "un échange de femmes entre deux groupes d’hommes, simple instrument de paix sociale" (ainsi que le définissait Claude Lévi-Strauss), mais bien le pacte romantique conclu par deux individus. N’ayant plus pour essentielle vocation de réunir deux parentèles, le mariage a ainsi perdu la majeure partie de sa signification traditionnelle.
Notons au passage que puisque les femmes n’ont plus ni valeur d’échange ni valeur de paix, la nécessaire prohibition de l’inceste perd sa principale justification ; de plus, on sait aujourd’hui que sur le plan biologique, les unions endogames ne sont pas nécessairement plus néfastes que les autres (à l’échelle d’une génération du moins) ; et on peut même aller jusqu’à se poser la question sur le plan psychologique…(W. Pomeroy – co-auteur du rapport Kinsey : « il est temps de reconnaître que l’inceste n’est pas nécessairement une perversion ou une forme de maladie mentale, mais qu’il peut être parfois bénéfique ») ! Dans nos sociétés hyper-individualistes, peu soucieuses des parentèles, le tabou universel de l’inceste va-t-il donc tomber en désuétude ?
Toutes ces mutations procèdent d’un seul et même dynamisme : la femme qui se soustrait à la domination de l’homme, l’égalité des droits qui s’instaure entre les sexes... Et cette égalité n’a pas tardé à engendrer la ressemblance. Depuis lors, on a effectivement parfois bien du mal à différencier les rôles masculins et féminins. Une femme qui travaille, qui part à la guerre (la très traditionnelle Royal Navy admet à ce titre des femmes à bord de ses bâtiments depuis la fin des années quatre-vingts), qui confie ses enfants pendant la journée… en quoi est-ce donc fondamentalement différent d’un homme ? De nos jours, nous nous rendons chez des coiffeurs unisexes, enfilons des jeans unisexes, nous aspergeons de parfums unisexes, il semble même nous venir des pensées unisexes, des émois unisexes… serions-nous devenus unisexués, ou plus exactement bisexués ?
D’après Freud, tout être humain est bisexué à l’origine. Cette bisexualité doit normalement prendre fin grâce à la résolution du complexe d’Œdipe (vers l’âge de six ans) ; cette résolution dote l’individu d’une identité sexuelle stable, par l’instauration d’un Surmoi « hétérosexualisant ». A l’adolescence, période des ultimes transformations, l’individu achève son développement psycho-sexuel par la revendication de son identité sexuelle, mâle ou femelle.
A la lumière de cette théorie, l’évolution psycho-sexuelle observée dans notre société ne conduirait donc plus les individus à refouler leur bisexualité. Le complexe d’Œdipe, si tant est qu’il existe encore, aurait dès lors subi de très profonds remaniements. Et passé le cap de l’adolescence, les individus continueraient toute leur vie à cultiver la part hétérogène de leur psychisme. Ceci semble être confirmé par le second rapport Kinsey (réalisé en 1970, dans la région de San Francisco notamment) ; ce dernier met en évidence un continuum hétéro-homosexuel chez les être humains, allant du penchant hétéro exclusif (degré 0 de l’échelle) au penchant homo exclusif (degré 6 de l’échelle).
Mais alors qu’en est-il des répercussions sur l’identité (rappelez-vous la thèse centrale de M Mead) ? Privés de notre principal support, sommes-nous davantage exposés à des crises existentielles ? Sommes-nous davantage sujet à la dépression ? Avons-nous perdu dans le fond le moyen le plus sûr de nous faire exister ? Les données épidémiologiques semblent bien aller dans ce sens, en effet. Il est clair qu’au cours des dernières décennies, la dépression est devenue le grand mal psychique de nos sociétés (au détriment de la névrose). Et, de surcroît, la nature de la dépression a fortement changé ; traditionnellement la conséquence d’une auto-culpabilisation persécutrice, la dépression se traduit plus aujourd’hui par un sentiment de vide, d’ennui, de dépersonnalisation… De là à trouver dans la plus large indifférenciation des rôles sexuels une source importante de ces "dépressions-vacuité"...
A l’inverse, Elisabeth Badinter propose une lecture infiniment plus optimiste. Elle affirme qu’« Il faut modifier le schéma freudien. A la bisexualité originaire succède toujours l’élaboration du sentiment d’identité sexuelle, mais l’évolution psychologique ne s’arrête pas là. Lorsque l’identité de genre est bien intégrée, l’être humain peut retrouver, telle une possibilité supplémentaire d’épanouissement, les avantages de sa bisexualité. » Donc, construire avant de déconstruire. Et sans aucune menace pour l’identité. Il ne s’agit pas d’aboutir à un flou, à une fusion, à une simultanéité, mais bien à une alternance des genres. Cette position est assez proche de celle d’un Groddeck, lequel défendait l’idée d’une bisexualité universelle qui perdure la vie entière (l’hétérosexualité exclusive étant le signe d’un refoulement excessif). Ou encore de celle d’un Jung, qui proposait l’idée d’une bisexualité de l’âme (animus/anima), laquelle ne s’actualisait véritablement qu’à l’âge adulte (c’est-à-dire autour de 40 ans !).
De son côté, Robert Neuburger affirme que le couple actuel est prié de conférer à ses membres l’ensemble des identités qui étaient autrefois fournies par les diverses institutions sociales. En ce y compris l’identité sexuelle. Dès lors, les couples d’aujourd’hui sont surchargés, on leur demande de prodiguer toutes les satisfactions : affectives, sexuelles, intellectuelles, matérielles... c’est beaucoup leur demander, et voilà probablement l’une des origines de leur fréquente faillite. Faillite dont l’indifférenciation des rôles sexuels à l’échelle sociétale ne serait sans doute pas étrangère.
En conclusion, sur la scène manifeste, notre société semble pouvoir clamer que l’anatomie ne fait plus le destin, et paraît dès lors prête à accueillir l’androgyne en grande pompe. La femme ne sera pas "l’avenir de l’homme" (comme le chantait le poète), elle sera l’homme. L’androgyne arrive, l’androgyne est déjà là, qui remplace une différenciation sexuelle dissoute dans une civilisation individualiste et narcissique, où chacun se veut le tout.
Mais l’homme ne peut être le tout, il le sait. Et on peut se demander, avec Elisabeth Badinter, s’il va accepter encore longtemps de tout partager avec les femmes, tout sauf l’essentiel : la capacité d’enfanter, ainsi que la capacité à identifier le père avec certitude ! Il est aisé de concevoir que pour l’homme d’aujourd’hui, l’égalité des sexes ressemble fort à un jeu de dupe. Une arnaque où il a cédé ses pouvoirs sans contre-partie. Et si les tests de paternité avaient tendance à se généraliser ? Et si les hommes cherchaient un jour à ôter aux femmes l’exclusivité de la maternité ?! Il est déjà envisageable que les femmes partagent leur prérogative avec la machine : le développement complet d’un fœtus in vitro est aujourd’hui techniquement possible. Mais bien plus incroyable, bien plus fou, l’homme enceint, la grossesse masculine, semble également possible ! D’abord, on sait que l’embryon peut parfois se développer jusqu’à terme dans la cavité abdominale (grossesse extra-utérine) ; il s’agit donc d’implanter dans l’abdomen d’un homme un embryon éprouvette âgé de quelques jours. Ensuite, les régulations hormonales au cours de la grossesse peuvent être assurées par l’intermédiaire d’injections hormonales appropriées. Qui peut affirmer aujourd’hui que nul ne franchira l’ultime frontière ? Lorsque la société occidentale a reconnu à la femme le droit d’avorter, elle a admis que le désir de l’adulte l’emportait sur toute autre considération. Qu’est-ce qui empêche dès lors l’humanité de franchir une étape supplémentaire sur la voie de la toute-puissance, de la complétude absolue, de l’hermaphrodite ultime ?
Sur la scène latente, force est de constater que l’anatomie fait toujours et encore le destin. La différence biologique entre les deux sexes donne toujours lieu à d’inéluctables déséquilibres. Parmi ces déséquilibres, il en est deux qui s’avèrent capitaux, car la femme y trouve le moyen de tisser, en catimini, le destin de l’humanité. On les baptisera ici le déséquilibre Jocaste et le déséquilibre Aphrodite.
A. LE DESEQUILIBRE JOCASTE
1. La petite mère des peuples
Tout être humain est issu d’une femme, et pratiquement tout être humain est élevé par une femme. Il faut bien admettre que, même aujourd’hui, le paternage reste une pratique anecdotique. Le phénomène des « nouveaux pères », très en vogue dans les années quatre-vingts, est actuellement vu par les sociologues comme un mythe et non une réalité. Margaret Mead, quant à elle, tient le paternage comme tout à fait exceptionnel dans les sociétés traditionnelles (elle l’a trouvé par exemple chez les Arapesh, une peuplade vivant dans les montagnes de Nouvelle-Guinée). L’enquête réalisée par Hite en 1981 auprès de 7000 hommes confirme que très peu d’entre eux reconnaissent avoir été ou être proches de leur père (par exemple, très peu ont été tenus dans ses bras ou câlinés par lui). Selon une statistique de l’INSEE datant de la fin des années 80, une femme salariée consacrait 42 minutes quotidiennes aux soins des enfants (et passait 3 heures en leur compagnie) alors que le père ne leur accordait que 6 minutes. Et selon une étude américaine récente, les pères passent 4 fois moins de temps que la mère en tête-à-tête avec l’enfant. En outre, 50% des pères séparés voient leurs enfants moins d’une fois par mois et 27% ne les voient plus jamais !! Guy Corneau, quant à lui, parle des pères manquants : « ce sont des pères absents physiquement et psychologiquement ».
Le fait que les garçons comme les filles soient pareillement élevés par une femme, donne lieu, selon la vision classique de la psychanalyse notamment, à un déséquilibre fondamental. En effet, dès la naissance, le garçon est désiré par sa mère, car il constitue pour elle un objet sexuel adéquat ! Ce désir reste bien-entendu inconscient. A ce titre, Freud écrit : « Les mères seraient bien étonnées si on leur disait que leur regard de mère contient en même temps que l’amour, le désir du sexe opposé, donc le désir de leur fils. » Ce désir n’existe évidemment pas pour la fille. D’autre part, de son côté, le garçon rencontre d’emblée son objet d’amour œdipien. La fille devra quant à elle patienter de nombreuses années avant de rencontrer le sien.
Les différences inaugurées dès le berceau par Jocaste marqueront le destin des hommes, des femmes et, in fine, de la société toute entière.
2. Destin du petit garçon
Un nourrisson qui tète se remplit non seulement de lait, mais aussi de tout le contexte maternel (on parle aussi de « gestalt » maternelle) : son odeur, sa voix, et aussi son amour et son désir. Un garçon est très fort aimé et désiré par sa mère. D’une part, il constitue pour elle un objet sexuel satisfaisant. Et d’autre part, il répond à son vieux rêve de complétude : la bisexualité. Freud disait à ce propos qu’un fils représente pour sa mère un substitut de pénis ! L’intensité de cet amour entraîne chez le petit garçon l’intensité de l’amour de soi, autrement dit le narcissisme primaire. Un garçon hérite ainsi de sa mère une confiance de base solide, tant en lui-même que dans le monde extérieur. Et, de surcroît, grâce au désir dont il est l’objet, une identité sexuelle précoce, acquise lors d’un stade de l’évolution psychologique qu’on pourrait qualifier de « proto-oedipienne ».
Il est important de noter que ce dernier point est contesté par de nombreux psychanalystes actuels, lesquels accordent davantage d’importance aux processus pré-oedipiens chez l’enfant de moins de 2 ans. Selon cette lecture, qui accorde plus d’importance à la notion d’identification qu’à celle de désir, les petits garçons ont infiniment plus de mal à acquérir leur identité sexuelle que les petites filles (et cela les poursuivrait d’ailleurs tout au long de leur vie). En effet, dès la naissance, leur objet identificatoire est souvent loin, parfois absent, alors que les petites filles ont le leur sous la main. Le processus identificatoire des filles s’accomplit ainsi sous la forme positive – par identification à la mère, alors que celui des garçons ne peut s’accomplir que de manière négative - par contre-identification à la mère (ce qu’il ne faut pas faire pour être masculin). Par conséquent, on est d’emblée une fille, alors qu’on devient un garçon - « Tu seras un homme mon fils ! » (et à quel prix, cf. Rudyard Kipling : « si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans dire un mot te mettre à rebâtir… » !). Remarquons d’ailleurs que dans les sociétés traditionnelles, la plupart des rituels de passage s’adressent aux garçons et non aux filles. Et ces rituels sont souvent très longs et traumatisants (à la mesure du lien mère/fils qu’il s’agit de dénouer) : arrachage des garçons à leur mère par surprise entre l’âge de sept et de dix ans ; mutilations diverses ; confrontation à la douleur et à la mort, soumission à des fellations homosexuelles… Dans le même ordre d’idées, la circoncision fait renaître le garçon sans prépuce (sans vulve) et en fait donc un homme (elle signifie de surcroît à la mère que son fils ne lui appartient pas). Donc, être fille, puis femme, se fait naturellement ; devenir garçon, puis homme, est le résultat d’un processus culturel, lequel encourage l’homme à être contre les femmes ! A propos de la difficulté à devenir un homme, Robert Stoller note que la transsexualité (identification précoce à l’autre sexe alors que la biologie est normale) touche quatre fois plus souvent les garçons que les filles. Groddeck note quant à lui un renversement originaire des rôles : « pendant la tétée, la mère est l’homme qui donne ; le petit garçon, la femme qui reçoit » ! L’Américain Gary Fine s’est intéressé quant à lui aux « dirty plays » des garçons : jets de pierres aux grenouilles, blagues agressives, activités bruyantes, jeux sales, obscénité, discussions interminables sur le sexe… ; il y voit une façon d’affirmer sa virilité contre l’univers féminin maternel où de telles choses sont interdites ; et cela se maintient d’ailleurs chez l’adulte, dans les douches et les vestiaires sportifs par exemple. Notons aussi que les garçons ont davantage besoin du groupe de pairs pour se construire : ils s’organisent en bandes, gangs, équipes, groupes… sous la férule d’un chef (père de substitution). Relevons enfin le rôle masculinisant des sports collectifs, où la douleur est au centre de l’apprentissage de la virilité sportive. Et Ferdinando Camon de conclure : « S’il est difficile d’être une femme, il est impossible d’être un homme. » !
Accédant, entre l’âge de deux et quatre ans, à l’élaboration de son identité et à la découverte de l’autonomie, le garçon va se défendre du fantasme fusionnel de complétude maternel, pour acquérir son indépendance… laquelle est évidemment peu souhaitée par la mère. Cette dernière, selon la thèse de la psychanalyste Christiane Olivier, a du mal à renoncer au seul mâle qu’elle ait jamais eu, son père ayant été absent et son mari restant avant tout le fils de sa mère ! Le garçon entre donc dans une phase d’opposition (Alfred Adler : « L’avènement de la masculinité passe par une protestation virile. » ; Philippe Roth : « La virilité c’est dire non à sa mère. »), laquelle se concrétise à l’encontre de l’apprentissage à la propreté. Ce dernier point est également motivé par l’angoisse de castration. Freud dit que le jeune enfant, totalement égocentrique, croit le reste de l’humanité à son image. Les femmes doivent donc également être pourvues d’un pénis. Aussi, si la mère n’en a pas, c’est qu’elle l’a perdu, ou pire, qu’on le lui a pris ! Le garçon va dès lors commencer à imaginer des scénarii où on pourrait aussi le lui prendre…
C’est à ce moment précis que la mère vient lui demander de donner quelque chose de lui, autrement dit ses selles. Elle ne peut vraiment pas tomber plus mal. Immédiatement, le garçon assimile ses selles au pénis et engage dès lors la lutte anale. De sorte que son apprentissage à la propreté traînera en longueur. Notons à ce propos qu’entre l’âge de deux et quatre ans, les garçons motivent beaucoup plus de visites chez le pédiatre et le psychologue que les filles, et que l’énurésie ainsi que l’encoprésie sont des troubles typiquement masculins.
Aussi, dès ce moment critique qu’est la phase anale, le garçon apprend à se défendre de la femme. Il voudra la dominer de peur d’être dominé par elle. Il voudra également la contrôler, ce qui fonde probablement la dimension souvent obsessionnelle de sa personnalité (« je suis ce que je peux contrôler »). Pour ne jamais être confondu avec elle, il lui assignera la fonction familiale, se réservant la fonction sociale. Et plus que tout, il la soupçonnera toujours de vouloir le castrer. « Et, plus ou moins, la femme est toujours Dalila. » (A. de Vigny).
Vers l’âge de cinq - six ans, il s’agit de renoncer à son objet œdipien, et de s’ouvrir aux relations extra-familiales afin de rencontrer, à terme, des objets sexuels exogames. Arriver à se défaire de la personne qu’il a le plus aimée, et dont il a été le plus aimé, n’est pas chose aisée pour le garçon. En fait, il n’y parviendra jamais que partiellement. Un fois grand, il restera toujours attaché à sa mère par des liens ambivalents. Et une fois mariée, sa femme n’épousera finalement que le fils d’une autre femme !
3. Destin de la petite fille
La petite fille ne peut constituer pour Jocaste un objet sexuel satisfaisant. Se sentant insatisfaisante, indésirable, elle va développer un narcissisme frêle, un manque de confiance fondamental en elle-même. En outre, l’identification sexuelle lui pose un problème spécifique : alors que le jeune garçon ressemble déjà à son père, en miniature, la petite fille, elle, ne ressemble pas du tout à sa mère. En ce qui la concerne, elle devra attendre la puberté afin de voir enfin apparaître seins et hanches. Mais pour l’heure, elle doit se contenter de ressembler à un garçon, avec quelque chose en moins…
A l’adolescence, tout ceci engendrera un besoin effréné de plaire. Une volonté farouche d’être, enfin, un objet de désir satisfaisant. Cela conduira de nombreuses femmes à adopter des conduites histrioniques, à séduire à tout prix, à tabler davantage sur le paraître que sur l’être. Fondant leur sentiment d’exister sur leur aptitude à susciter le désir (« je plais donc je suis » ou encore « je suis le désir que je peux provoquer »), ces femmes-là répondront très exactement à la définition de la personnalité hystérique.
Etant donné ce déficit en désir, la période de l’oralité est donc semée d’embûches pour la fille. Il n’est donc pas surprenant qu’un pédiatre comme Brunet-Lézine observe, entre zéro et deux ans, beaucoup plus de troubles physiques et psychologiques chez la fille que chez le garçon, et l’anorexie et la boulimie sont des troubles spécifiquement féminins.
La fille manifeste peu d’opposition et apprend rapidement la propreté. Elle ne craint en effet ni la fusion, ni la castration. Son problème à elle est bien de s’attacher et non de se détacher. L’accès à l’autonomie ne pose donc aucun problème.
L’Œdipe, pour la fille, c’est la découverte du père, de l’objet d’amour et de désir. C’est à partir de ce moment que la fille va commencer sa course effrénée au désir masculin. Adulte, elle deviendra femme-objet, objet du désir de l’homme. Cette dépendance au désir de l’homme, véritable assuétude, la rendra plus sensible à l’emprise opérée par certains hommes. Et c’est cette même dépendance qui favorisera l’hégémonie du patriarcat dans les différentes parties du monde.
4. Destin du couple
La marque gravée au berceau par Jocaste reste indélébile. La crainte pour l’homme d’être à nouveau enfermé et la peur pour la femme de ne pas être suffisamment désirée, seront les deux constantes de la vie de couple. Si l’homme cherche à préserver sa liberté, la femme subira une blessure narcissique. Si la femme demande des preuves d’amour, l’homme se sentira, à nouveau, pris au piège.
Sur un autre plan, Jocaste est la première initiatrice de la sexualité de l’enfant : « La mère éveille par sa tendresse la pulsion sexuelle de son enfant et en détermine ainsi l’intensité. » (Freud). Ce faisant, Jocaste laisse chez l’homme la trace du désir interdit (par la loi qui prohibe l’inceste – « La maman et la putain ») et chez la femme la trace du non désir (la jouissance de la petite fille n’étant ni la cause ni la conséquence du désir de sa mère). Aussi, au cours de l’acte sexuel, chaque partenaire risque de développer une agressivité infantile à l’encontre de l’autre, sur lequel il transfère une imago de mauvaise mère, qui ne permet pas la jouissance (mécanisme de projection). Il faudra que l’individu parvienne à un refoulement suffisant de Jocaste, pour pouvoir imaginer le partenaire comme un bon objet, distinct de la mère, et accepter ainsi la symbiose, indispensable à la jouissance.
5. Destin de la société
Jocaste, éducatrice exclusive, perpétue de génération en génération un cercle vicieux. Son fils, relié secrètement à elle, va prendre une femme avec qui il gardera toujours une distance. Cette femme, sans véritable mari, va trouver en son fils le seul homme réellement proche d’elle. Du coup, elle va se transformer à son tour en une Jocaste, qui préparera pour son fils une distance pour la femme à venir. Ce faisant, elle participe à la fondation d’une société patriarcale où règne l’incommunicabilité entre les sexes.
6. Jocaste et les années mutantes
La révolution de 1960 a finalement peu touché le rôle de Jocaste. Aujourd’hui encore, Laïos ne prend que très modestement part à l’éducation des enfants. D’après les études sociologiques des années 2000, les pères jouent un rôle très limité dans les soins prodigués aux jeunes enfants. Kotelchuck a montré qu’aux Etats-Unis, 75% des pères ne prennent aucune responsabilité dans ces soins. Par ailleurs, nous avons déjà mentionné le phénomène des « nouveaux pères », lequel n’est justement qu’un phénomène ! Ce sont encore et toujours les femmes qui éduquent, soignent et préservent ; elles sont puéricultrices, institutrices, infirmières, ministres de la santé et de l’environnement… Naguère, Margaret Mead préconisait déjà d’ailleurs la revalorisation de ces rôles, dont elle affirmait qu’ils étaient traditionnellement dévolus aux femmes : élever les enfants, soigner les malades, ensevelir les morts, assister les accouchements, consoler les affligés… Pour elle, l’égalité des statuts ne devait en aucun cas impliquer l’égalité des rôles : les femmes devaient lutter contre cet amalgame, afin de maintenir leur spécificité. Décidément, non, Jocaste n’a pas fini d’imprimer son empreinte sur le destin de l’humanité…
B. LE DESEQUILIBRE APHRODITE
Face à Aphrodite, Eros ne fait pas le poids. La femme est indiscutablement mieux équipée sexuellement que l’homme. Cela tient en particulier au fait que contrairement à ceux de l’homme, les organes génitaux de la femme n’expulsent pas tout le sang après l’orgasme. Après avoir joui, la femme ne rencontre donc pas cette période dite « réfractaire », qui empêche l’homme de retrouver et sa libido et son érection. La femme peut continuer ainsi à faire l’amour sans problème, et peut encore jouir plusieurs fois (20% des femmes déclarent être multi-orgasmiques). D’ailleurs, plus elle aura d’orgasmes, plus ceux-ci seront fréquents et plus ils gagneront en intensité. Bruckner et Finkielkraut écrivaient à ce titre dans « Le nouveau désordre amoureux » : « C’est du côté de la femme que la puissance sexuelle est fondée. Car le vrai phallus n’est pas le frêle pénis qui ne se dresse fièrement que s’il est mis en confiance, qu’il faut bichonner avec sollicitude ; le vrai phallus infatigable et toujours vaillant, c’est le sexe de la femme. » ("phallus" en tant que symbole du sexe puissant).
De ce déséquilibre fâcheux, purement biologique, découle le fait qu’un homme seul est tout simplement incapable de satisfaire une femme ! Cette insuffisance, cette infériorité, est chose inacceptable pour l’homme. Se voyant condamné à toujours vivre, sur ce plan du moins, sa sexualité sur le mode de l’échec, son narcissisme en prend un sacré coup.
En outre, le désir insatiable des femmes pousse les hommes à la rivalité, à se dresser les uns contre les autres. Ce désir trop grand constitue ainsi une menace pour le lien social. Il est source de désordre et peut même provoquer des guerres (la guerre de Troie, p. ex.).
Ce déséquilibre fâcheux, inauguré par la nature, l’homme va s’acharner, dès la protohistoire, à le réduire, et même à l’inverser, et ce par le truchement de la culture. Ainsi sera secrétée, à des fins d’homéostasie sociale, l’idéologie qui impose son rôle tragique à la femme, celui d’être hors.
1. La femme hors du social, ou la naissance du patriarcat
Afin d’anéantir le déséquilibre Aphrodite, l’homme va immobiliser la femme, il va la cacher, la séparer de lui autant que possible… Autrement dit, il va la dominer. La thèse développée ici est que l’origine du patriarcat est égalementà trouver dans la peur sexuelle inspirée aux hommes par les femmes. On trouve trace de cette peur dans presque toutes les cultures. Voici, à titre d’exemple, un passage du Mahabharata (poème épique hindouiste, contenant la célèbre Bhagavad Gita) : « Les femmes sont féroces. Elles sont dotées de pouvoirs féroces. Elles ne sont jamais satisfaites par un seul être du sexe opposé. Les hommes ne devraient point les aimer ; celui qui se comporte autrement est assuré de courir à sa perte. » Ou encore, selon un texte musulman : « En écoutant les muscles qui palpitent entre ses jambes, la femme corrode la hiérarchie sociale, ouvre son vagin au gros phallus des hommes de basse condition, des pauvres, et opère ainsi un renversement des valeurs. »
Ou enfin, un passage de « Petit trou, petit rien », une chanson de salle de garde, très en vogue dans les hôpitaux français au début du 20ème siècle :
« Ah ! Tu peux lécher ta babine rosée,
Vilain monstre d’orgueil !
Tu peux, ouvrant ta gueule à crinière frisée,
Bâiller comme un cercueil.
Ventouse venimeuse, insatiable gouffre,
Si funeste et si cher ;
Je veux te mépriser, toi par qui pleure et souffre
Le meilleur de ma chair.
Je veux te détester toujours, chose infâme,
Toi qui rends mal pour bien ;
Petit néant creusé dans le bas de la femme,
Petit trou, petit rien ! »
Ainsi, l’homme va dominer pour ne pas être dominé (sexuellement). Plus il aura peur de la femme, plus il cherchera à la soumettre. Il va aller jusqu’à la rabaisser au rang d’objet, de bien d’échange. Il invente ce faaisant le mariage, véritable fondement du patriarcat. Le psychosociologue Eugène Enriquez avance qu’autrefois la femme était contre le lien social, « un péril majeur pour l’organisation sociale » dit-il, car les hommes se battaient pour elle. Et c’est le mariage qui va faire d’elle un véritable garant du lien social. A ce propos, Lévi-Strauss dit que « la relation globale d’échange qui constitue le mariage ne s’établit pas entre un homme et une femme : elle s’établit entre deux groupes d’hommes ». Ce qui d’ailleurs justifie la loi d’exogamie, le tabou de l’inceste. Partant, ce sont finalement les femmes, bien malgré elles, qui ont instauré la paix dans les sociétés patriarcales.
2. La femme hors la vie, ou l’altérité malfaisante
Cette femme qui, lors du coït, s’épanouit en affaiblissant l’homme, ne peut être que l’ennemie de ce dernier, une pure incarnation du mal ! C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que, dans toutes les mythologies, on retrouve la mort sous les traits d’une femme. « La mort est femme » disait Simone de Beauvoir. Remarquons à ce titre que la lune - froide, stérile, et souvent considérée comme maléfique, est au féminin dans presque toutes les langues ; alors que le soleil - chaud, bienfaisant et source de vie, est au masculin (sauf chez les Inuits). Dans le taoïsme, le Yin – l’élément féminin, est le froid, l’ombre, la pluie, le nord et l’inférieur ; alors que le Yang – l’élément masculin, est le ciel, la chaleur, l’ensoleillement, le sud et le supérieur. Dans le même ordre d’idées, on peut relever que dans les sociétés traditionnelles, le vagin est souvent décrit comme une force dévorante, une ventouse dentée et mortelle. Selon un mythe maori (Nouvelle-Zélande) : « Le vagin est la maison de la mort et du malheur ». Et selon le Mahabharata : « Il n’y a rien qui soit plus coupable qu’une femme. En vérité les femmes sont les racines de tous les maux ».
Un fantasme que l’on retrouve aux quatre coins de la planète, est celui selon lequel ce qui a engendré est capable de réabsorber ! Ainsi, alors qu’elle est indubitablement source de vie (et même, à une certaine époque, nous l’avons vu, perçue comme son unique source), la femme est finalement surtout perçue, dans les sociétés traditionnelle,s comme une menace perpétuelle de mort ! Et par ailleurs, la femme est bien sûr associée au sang ; le sang des menstrues, impur, dégoûtant, malfaisant. Du coup, la femme sera sorcière, elle portera les maléfices…
Ainsi donc, pour avoir été trop proche de la vie, d’Eros, la femme a finalement été rangée par l’homme aux côtés de Thanatos. Et pour avoir été trop "chaude lapine", la femme fut assimilée à la mante religieuse ! En attribuant à la mort des traits féminins et en ordonnant à la femme de devenir le signifiant du non-être, l’homme s’est finalement imposé en tant que référent de l’être. Voilà comment l’homme a manipulé la culture afin de faire de la femme le symbole de l’altérité. L’hommes est l’un, la femme est l’Autre, l’étrangère. Constatons d’ailleurs que, dans la société chrétienne, l’autre grand symbole de l’altérité, à savoir le Juif, procède également d’une mort : celle du Christ. On pourrait ainsi dire, en s’autorisant un certain degré de pensée associative, que la femme est en quelque sorte le Juif de l’homme ! L’analogie entre la femme et le Juif se retrouve du reste chez de nombreux auteurs du 20ème siècle : à côté du délirant Otto Weininger (« le Juif comme la femme incarne l’immoralité, la dégénérescence, le négatif… »), se côtoient Henry Miller, D.H. Lawrence, Hemingway , Drieu La Rochelle…
Margaret Mead a écrit dans « Mœurs et sexualité en Océanie » (son grand livre) que « pendant longtemps, le rôle de la femme fut de s’occuper des morts »… s’occuper de ses semblables pourrions-nous rajouter !
3. La femme hors du jouir, ou la logique par l’absurde
Ce qui menace l’homme, nous l’avons dit, c’est la trop grande propension potentielle des femmes à jouir. Dans de nombreuses sociétés, la défense culturelle des hommes est tout à la fois d’une simplicité et d’une perversité déconcertantes : leur interdire cette jouissance ! Combattant le mal par le mal, cette culture machiavélique va renverser les rôles : l’homme se trouvera être le phallus puissant et jouissant, la femme devra se contenter d’être l’objet de cette jouissance, un objet qui n’est absolument pas concerné par le plaisir sexuel !
La logique écologique était celle de la polyandrie, celle de l’absurde fut celle de la polygamie (ou plus exactement de la polygynie). A la femme arabe qui avait déjà du mal à être satisfaite par un homme entier, la société patriarcale a décidé de ne plus accorder qu’une petite fraction (limitée par le Coran, dans un élan progressiste, à un quart) ! Dans le fond, la polygamie a justifié l’homme dans son impuissance à satisfaire suffisamment les femmes. Voilà probablement pourquoi cette pratique contre-nature a si largement essaimé (il est à noter toutefois que la polyandrie existe encore parfois, sous forme endémique, dans certaines régions rurales retirées, telles celles du Tibet, de l’Inde ou de l’Asie du Sud-Est).
Pour mettre la femme hors du jouir, d’autres cultures vont inventer l’excision - autrement dit l’ablation du clitoris et/ou des petites lèvres (deux millions de jeunes filles dans le monde subissent chaque année cette mutilation, perdant ainsi le plus souvent leur faculté de jouissance), l’introcision - c’est à dire une incision pratiquée dans la partie la plus voluptueuse du vagin (la paroi antérieure proximale, là où l’on situe habituellement le point G), ou encore l’infibulation - c’est à dire la couture entre elles des grandes lèvres, ce qui rend tout bonnement impossibles les rapports sexuels.
Pour mettre la femme hors du jouir, la religion catholique, pour sa part, a inventé le culte de la Vierge Marie, et la condamnation consécutive de la femme jouisseuse. En Occident, ce code moral a véritablement rongé la sexualité féminine. L’exemple probablement le plus représentatif est celui de la Vienne 1900, sa célèbre hypocrisie sexuelle et son triste cortège consécutif d’hystéries de conversion. Face au « malaise » que provoquait la « civilisation » chez la femme, Freud a postulé chez elle l’existence d’une insuffisance sublimatoire intrinsèque ! De par son incapacité à convertir l’énergie sexuelle en « libido inhibée quant au but », la femme aurait moins bien supporté le Surmoi civilisateur ! Elle en était donc réduite à faire de l’hystérie plutôt qu’à se lancer dans des activités intellectuelles ou artistiques ! En réalité, cette « incapacité » à fabriquer de la culture n’était rien d’autre qu’une interdiction masculine. La vie sexuelle de la femme étant décidément demeurée pour Freud un « continent noir » (comme il le concédait lui-même), il n’a pas su percevoir la simplicité du drame féminin : celui d’être tout simplement mieux équipée sexuellement que l’homme. Le destin de cette anatomie dans une civilisation patriarcale : hystérie et frigidité (anhédonie, dyspareunie, anorgasmie, vaginisme...).
4. Aphrodite et les années mutantes
Le propre de la société patriarcale fut, nous venons de le voir, d’exclure Aphrodite. Le propre des années mutantes fut de la réintégrer. Depuis une quarantaine d’années, à la faveur de la mort (proclamée du moins) du patriarcat, Aphrodite est pour ainsi dire à nouveau dans.
Une fois levées les défenses contre le déséquilibre Aphrodite, instaurées par ce Moi social que constituait la civilisation patriarcale, le déséquilibre sexuel ne pouvait que se manifester à nouveau. Les effets ne se sont pas fait attendre…
Abandonné par une culture qui l’a protégé pendant plusieurs millénaires, l’homme n’a plus d’autres choix aujourd’hui que de se raccrocher désespérément à la nature. Aphrodite revendiquant à nouveau son droit au plaisir, l’homme doit d’aujourd’hui se faire un devoir de la satisfaire ; à tout prix. Si la femme n’est pas satisfaite, ce n’est plus sa prétendue frigidité qui est mise en cause, mais bien la virilité de son amant.
Exit les « quatre-vingt-quinze pour cent des femmes s’emmerdent en baisant » (chanson écrite par Brassens, avant les années mutantes) : si elles ne prennent pas leur pied, ce n’est pas que ça ne les intéresse pas, c’est qu’elles sont « mal baisées » !
« … La femme qui suscite en nous tant de passion brutale
La femme est avant tout sentimentale…
Quatre-vingt-quinze fois sur cent
La femme s’emmerde en baisant…
Les pauvres bougres convaincus
Du contraire sont des cocus…
Les « encore », les « c’est bon », les « continue »
Qu’elles crient pour simuler qu’elles montent aux nues
C’est pure charité, les soupirs des anges ne sont
En général que de pieux mensonges
C’est à la seule fin que son partenaire
Se croie un amant extraordinaire… »
Par conséquent, le mâle est devenu un tantinet obsédé par ses performances sexuelles. Il est obnubilé par le spectre de l’impuissance, par la taille de son pénis et par les moyens d’allonger ce dernier. Ce à quoi répondent d’ailleurs très judicieusement les sociétés pharmaceutiques (Viagra), d’innombrables tenants du commerce électronique (cfr nos boîtes à spams), et des chirurgiens esthétiques de plus en plus nombreux (qui pratiquent surtout l’élargissement de la verge, puis dans une moindre mesure l’allongement de la verge ou le dégagement de la verge par un lifting du scrotum et une liposuccion du pubis). Et il n’est pas rare qu’il cherche surtout, dans sa sexualité, à retarder son orgasme. En Europe, il s’est d’ailleurs entiché du tantrisme - branche « sexuelle » de l’hindouisme, laquelle enseigne notamment comment retarder la jouissance et empêcher l’éjaculation. Autrefois fasciné par sa propre jouissance, l’homme est aujourd’hui hanté par sa capacité à faire jouir. Ce faisant, il s’engage malheureusement de plus en plus souvent dans la voie de la misère sexuelle.
Si on regarde les choses au travers du prisme de la psychanalyse, Freud avait déjà noté qu’un organe par lequel s’exerce la recherche de la jouissance (la pulsion sexuelle) ne peut en même temps être le siège de la quête d’identité (la pulsion du moi). Au risque de voir ces deux pulsions s’annihiler mutuellement. Poursuive les deux lièvres à la fois, tenter de se faire exister tout en essayant de jouir, c’est exactement ce à quoi s’adonne le mâle nouveau !Mettre tout son narcissisme dans la sexualité, voilà ce qui sous-tend probablement les difficultés sexuelles grandissantes du nouvel homme ; et qui explique sans doute l’inflation des demandes de thérapie pour éjaculation précoce et impuissance sexuelle, dans la jeune population en particulier.
Sur un autre plan, si on regarde les choses au travers du modèle communicationnel développé par l’école de Palo Alto, on comprend vite à quel point le paradoxe de l’injonction « Sois spontanément Priape ! » ne peut conduire qu’à une impasse… (injonction paradoxale : ordre qu’un sujet reçoit, ou s’intime à lui-même, et qui est irréalisable de par sa nature contradictoire).
Au fil du temps, l’homme pourra-t-il trouver un équilibre écologique face à une Aphrodite libérée ? C’est en tout cas un des grands défis qu’il lui faudra relever en ce début de troisième millénaire.
Les années mutantes s’avèrent être clairement des années-célibat et des années-divorce. Il suffit de se souvenir de l’interrelation entre mariage et patriarcat, pour saisir que le retour de la femme dans la société ne pouvait que faire péricliter la fameuse institution. Dès lors, au moins deux questions se posent.
D’une part, dans une société où la femme ne constitue plus « le bien d’échange le plus précieux » (telle que la décrivait Lévi-Strauss), quel sera le destin du tabou de l’inceste ? Et cette question est d’autant plus pertinente que le taux de familles recomposées est en hausse constante, familles élargies par de nouveaux liens de parenté, hérités de divorces successifs. Aussi, la loi d’exogamie réduira progressivement le champ du choix d’objet !
Par ailleurs, et en se basant sur le fait que depuis une trentaine d’années, ce sont les femmes qui demandent le plus souvent le divorce, on est en droit de songer à une progressive institutionnalisation de la polyandrie en Occident ! Une polyandrie séquentielle en quelque sorte. Le célibat et le divorce constitueraient ainsi pour Aphrodite sa revanche sur le sultan…
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